« J'accuse...! » de Zola en 1898
Début 1898, après plusieurs articles en faveur d' Alfred Dreyfus restés sans grand écho, Émile Zola décide de frapper fort en publiant, dans L'Aurore du 13 janvier, un véritable brûlot, qui démontre l'innocence du capitaine tout en mettant publiquement en accusation les responsables. Ce formidable coup d'éclat, qui valut à l'écrivain procès, exil et haines, est resté un modèle inégalé d'engagement. Il marque aussi le passage de l'affaire judiciaire à "l'Affaire", médiatique et politique, moment clé de l'histoire républicaine et de la défense des droits de l'homme.
Avant le « J’accuse »
En 1898, Émile Zola est un romancier célèbre quoique controversé. Longtemps journaliste et critique d’art, il a notamment collaboré au Figaro en 1881, avant de se consacrer prioritairement à son oeuvre littéraire. De sensibilité progressiste, ouvert aux théories socialistes, il n'a jamais envisagé de s'engager en politique. Jusqu'en 1896, l’affaire Dreyfus, qui a débuté en décembre 1894, lui reste mal connue. Mais les preuves de l'innocence s'accumulent, grâce à l'activisme de Mathieu Dreyfus, et à l'enquête interne du lieutenant-colonnel Picquart. Le Matin du 10 novembre 1896, a ainsi publié le fac-similé du bordereau à la source de l’accusation, censément écrit par le capitaine Dreyfus, mais dont Picquart a pu établir qu'il était de l'écriture du commandant Esterhazy, officier endetté et sans scrupule. Le vice-président du sénat, Auguste Scheurer-Kestner s'engage dès lors officiellement dans le combat pour la réouverture du procès et, avec l'avocat de Picquart, approche Émile Zola pour lui demander de mettre sa plume au service de cette cause. Dans un article du Figaro le 25 novembre 1897 intitulé « M. Scheurer-Kestner », l'écrivain se montre encore relativement prudent, en évoquant simplement « une erreur judiciaire ». Il dénonce vigoureusement la « marée d’invectives et de menaces » contre Scheurer-Kestner et termine par cette formule devenue célèbre : « la vérité est en marche, rien ne l’arrêtera plus ». D'autres articles suivent, mais des lecteurs se désabonnent, et l'opinion reste sourde. Le 11 janvier 1898, Esterhazy est acquitté par le conseil de guerre. Il est temps de prendre tous les risques. « J’accuse...! » paraît à la une de L’Aurore le 13 janvier 1898.
Au lendemain de la publication
L'article, volontairement conçu pour déclencher un procès en diffamation qui permettra de faire toute la lumière sur l'affaire, produit un véritable électrochoc. Trois cent mille exemplaires s'arrachent, même les amis de Zola sont effrayés par son jusqu'auboutisme. La presse généraliste et la presse conservatrice réagissent, dans l'ensemble, très violemment. Ainsi La Presse du 14 janvier 1898, qui tourne en dérision la fameuse formule : « Oui, la vérité est en marche ! J’emprunte cette phrase à M. Zola ; mais elle se retournera contre lui, et ce romancier fourvoyé dans la politique viendra, sommé de s’expliquer devant la justice, nous montrer sur quelle base fragile et légère il a osé appuyer des arguments sans valeur et sans portée ». Le journal catholique La Croix du 14 janvier 1898 estime pour sa part qu’il s’agit d’un« article odieux qui est distribué à profusion » et qui « cause à la Chambre une vive émotion ». Il reprend par ailleurs une information signalée dans L’Éclair selon laquelle « la Gazette de Francfort (organe allemand gallophobe qui insulte chaque jour l’armée française), à l’occasion de l’affaire Dreyfus, publie depuis 15 jours, en feuilleton, une traduction du nouveau roman, réaliste et matérialiste de Zola, Paris. Nous ne sommes point fâché de constater ce nouveau titre de Zola, le cynique, aux sympathies des ennemis de la France ». Les esprits s'échauffent, dreyfusards et anti-dreyfusards affûtent leurs armes.
Les procès Zola
Suite à la publication de « J’accuse... », le ministre de la Guerre n'a pas d'autre choix que de porter plainte contre Émile Zola et le gérant du journal L'Aurore, jugés devant les assises de la Seine du 7 au 23 février 1898. De nombreux journaux, dont Le Siècle publient la quasi-intégralité des débats lors du procès. Zola est finalement condamné au maximum d'un an de prison et à 3 000 francs d'amende, sous les cris haineux de "Vive l'armée!" et "A bas les Juifs!". Son pourvoi en cassation, le 18 juillet, confirme la sentence. Dès le lendemain, Zola part pour l'Angleterre, où il va vivre en exil, jusqu'au 5 juin 1899, sous de fausses identités. Devenu la cible privilégié des antidreyfusards et des antisémites, il doit aussi subir des accusations relatives à son père François Zola, brillant ingénieur mort en 1847, que Le Petit Journal accuse de détournement de fonds. La Croix peut ainsi ironiser, dans un article du 21 juillet 1898 consacré à la plainte de Zola pour diffamation sur le fait que l’auteur de la Débâcle se « soucie peu de défendre son père et préfère la fuite ».
Mort accidentellement en 1902, Zola ne verra pas la réhabilitation de Dreyfus en 1906 ni la remise de la croix d’officier de la légion d’honneur en 1919. Et lorsque les cendres de Zola seront transférées au Panthéon en 1908, les débats seront houleux et l’agitation à son comble. L’affaire Dreyfus était aussi devenue l’affaire Zola...
Émile Zola (1840-1902)
Né en 1840, Émile Zola entre à la Librairie Hachette à Paris en 1862 et y découvre le métier littéraire. Il publie son premier roman en 1865. Journaliste, il soutient les avant-gardes et critique le Second Empire. De 1871 à 1893, il se consacre au cycle des Rougon-Macquart et s'impose comme le chef de file des naturalistes. Écrivain et critique reconnu, il s'engage pour Dreyfus à partir de 1897. Jusqu'à sa mort en 1902, il ne cessera de combattre pour la réhabilitation de l'officier injustement accusé.
Bibliographie
Vincent Duclert, Alfred Dreyfus - L'Honneur d'un patriote, Fayard, Paris, 1999.
Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Le Seuil, Paris, 2006