Écho de presse

« C'est en France que mes théories ont été le moins étudiées » : Freud interviewé

le 30/05/2021 par Pierre Ancery
le 28/10/2019 par Pierre Ancery - modifié le 30/05/2021
Sigmund Freud, photographie de Max Halberstadt, vers 1921 - source : WikiCommons
Sigmund Freud, photographie de Max Halberstadt, vers 1921 - source : WikiCommons

En 1923, alors que Sigmund Freud vient d'être traduit en français, un reporter du Temps va l'interviewer dans son cabinet viennois. Le savant lui parle de la réception de son travail en France, où la psychanalyse suscite une certaine hostilité.

1923. Sigmund Freud, l'inventeur de la psychanalyse, est célèbre dans toute l'Europe, en Autriche bien sûr, mais aussi en Angleterre et aux États-Unis. Ses travaux théoriques, qu'il a développés dans certains des ouvrages les plus influents de l'histoire de la psychiatrie (L'interprétation du rêve en 1900, Trois essais sur la théorie sexuelle en 1905, Cinq leçons sur la psychanalyse en 1909...), commencent à être connus en France.

L'année précédente, en effet, a été publiée la première traduction en français d'un de ses textes, Introduction à la psychanalyse, par Samuel Jankélévitch. La réception de Freud en France, à cette époque, va toutefois être marquée, comme l'explique le psychanalyste Jacques Sédat, par une « méconnaissance » « faite de réserves, de défiance, allant parfois jusqu’à la haine envers une science “boche”, indigne de notre “esprit latin” ».

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

La presse à grand tirage s'intéresse malgré tout à l'auteur autrichien, et c'est à Vienne que le journaliste et ancien correspondant de guerre Raymond Recouly va venir l'interviewer pour le grand quotidien conservateur Le Temps. Son article, qui paraît le 14 août 1923, est significatif de la façon dont la psychanalyse peut alors être reçue par le grand public français : avec un mélange de curiosité et de scepticisme.

Voici comment, au début de son interview, Recouly décrit les idées du savant viennois, alors âgé de 67 ans :

« Ce qui, dans ses théories, frappe avant tout le profane, c’est leur extrême ingéniosité. Ce domaine obscur et jusqu’ici à peine exploré de l’inconscient, qui alimente, si tant est qu’il ne la domine, notre activité intellectuelle et émotive, Freud en est devenu l’explorateur, aussi subtil qu’aventureux [...].

Nous le suivons, très intéressés, parfois très étonnés, assez souvent choqués. Il projette une lumière aveuglante sur tout ce que nous portons en nous ; et c’est effrayant tout ce que nous portons !

Il trouve un sens à nos rêves dont nous pensions qu’ils n'en ont aucun. Il nous guide, comme Ariane, à travers nos hallucinations et nos cauchemars. Nos erreurs et nos “lapsus”, ceux de la langue comme ceux de l'esprit, ce qu’il appelle les actes manqués, les mille détails de notre vie enfantine, de notre existence sommeillante, tout cela qui nous paraissait si confus, si vague, si inexplicable est, grâce à lui, expliqué, classé, étiqueté [...].

Même alors que nous venons de naître, c'est l'instinct sexuel qui commande tout en nous. Nous avons l'impression que Freud nous y ramène toujours avec une complaisance excessive et dans plus d’un cas arbitraire. C’est le leitmotiv, le “tarte-à-la-crème” de sa doctrine. »

Recouly est introduit dans l'appartement de Freud, au 19 Berggasse, par une de ses connaissances du monde médical.

« Un type sémite extrêmement accentué, l’air d’un vieux rabbin arrivant tout droit de Palestine », un homme « qui aurait passé des jours et des nuits à discuter avec ses initiés les subtilités de la Loi, chez qui on sent une vie cérébrale très intense et le pouvoir de jouer avec les idées, comme un Oriental avec les grains d'ambre de son chapelet ».

C'est par ces insinuations antisémites que le journaliste décrit l'auteur de Totem et tabou, ancien élève du célèbre neurologue français Jean-Martin Charcot.

« Tout au début de sa carrière, il suivit ses cours à Paris. C’est avec lui qu’il commença à étudier, dans un dessein purement médical, le mécanisme de l’hystérie. Car – et ceci est un point essentiel – le philosophe chez lui se double du médecin ; ou plutôt il est médecin d’abord, philosophe ensuite.

Il ne se contente pas de comprendre et d’expliquer, il est avant tout soucieux de guérir. C’est par l’étude des malades qu’il est arrivé à comprendre les gens qui se portent bien. C'est l’anormal qui éclaire le normal. Parti de la maladie, toujours Freud a une tendance à y revenir [...].

Un de ses confrères de Vienne avait eu l’idée d’hypnotiser un hystérique, en le faisant remonter, d’associations en associations, jusqu’à la source des paroles incohérentes en apparence qu’il prononçait durant ses crises. Par là, le rôle considérable de l’inconscient avait été révélé au jeune médecin [...].

– C’est par là, me dit Freud, que j’ai été conduit à ma théorie de l’inconscient. Plus je poursuivais mes observations et plus j’étais convaincu de la richesse et de l’étendue de cet inconscient. C’est un vase plein à éclater où il convient de chercher et de trouver la source de notre vie émotive, non seulement, dans la maladie, mais encore dans l’état de santé. Tous nos “actes manqués”, nos lapsus, nos erreurs, nos distractions, nos rêves se rattachent à des sentiments plus ou moins réprimés, quelquefois innocents, quelquefois inavouables.

– Nul, dis-je au médecin philosophe, n’excelle plus que vous à les suivre à la piste, à les filer comme le ferait le plus adroit des détectives, et d’échelon en échelon, à remonter jusqu’à leur origine. Cette origine n’est presque jamais très pure. Mais ce n’est assurément pas votre faute ! »

La suite de l'échange porte sur les disciples de Freud, ces psychothérapeutes qui, partout en Europe et aux États-Unis, reprennent et développent ses théories.

« Freud nous parle ensuite de ses élèves répandus à travers le vaste monde, dans le nouveau continent aussi bien que dans l’ancien, de leurs travaux, des congrès qui les réunissent périodiquement, de la Revue de psychanalyse qu’ils ont fondée.

– C’est en France que j’en ai le moins, remarque-t-il. C’est dans votre pays que mes théories ont été le moins étudiées et divulguées.

– Comment l’expliquez-vous ? lui dis-je.

– Je n’en sais trop rien. Je crois que les raisons en sont multiples. Peut-être la politique n’y est-elle pas étrangère.

– Je puis vous assurer qu’il n’en est rien, lui dis-je avec énergie. Il n’y a pas de pays au monde où l’on soit aussi prêt que chez nous à accueillir les idées du dehors, d’où qu’elles viennent. D'ailleurs on a beaucoup parlé de vos doctrines ces temps derniers. Un certain nombre de livres, d’études, d’articles leur ont été consacrés.

– J’entrevois une autre explication, ajoute-t-il. Comme mes théories, au début tout au moins, se rattachaient à celles de votre grand Charcot, les Français ont été moins soucieux d’en suivre sur une terre, dans un esprit et dans une langue étrangers le développement. Ils se sont contentés du développement que ces idées avaient pris chez vous.

Freud a trouvé cette explication, séance tenante et comme en se jouant. J’ai l’impression qu’il l’a trouvée surtout pour me faire plaisir ; pour peu qu’il eût cherché ailleurs, il en aurait très aisément trouvé une autre, très différente, sinon opposée. »

Dans ses dernières lignes, Raymond Recouly critique néanmoins vigoureusement les conclusions du psychanalyste :

« L’extrême facilité avec laquelle les explications, les hypothèses naissent, affluent en lui, est des plus significatives. C’est la marque même de son esprit [...]. Bien que les points de départ soient des plus variés, le point d’arrivée est toujours identique et toujours il dépend aussi directement que possible de notre vie sexuelle.

C’est là en somme que tout vient aboutir. Cette insistance à nous y ramener nous paraît excessive et même plus d’une fois irritante. Car enfin la vie sexuelle, encore qu’elle tienne chez lui une grande place, n’est certainement pas tout dans l’homme. Il y a aussi d’autres choses, beaucoup d’autres choses. Freud soutient hardiment que non. Ce sont là, d’après lui, de simples apparences sous lesquelles il prétend nous faire voir toujours la même éternelle réalité.

Mais rien ne nous oblige à le croire. Rien ne nous oblige à voir dans chacun de nos semblables l’animal lubrique et salace auquel il prétend, de force, nous apparenter ! »

Jacques Sédat, qui a étudié la réception de Freud en France, écrit que plusieurs choses expliquent la défiance française envers la psychanalyse dans l'entre-deux guerres : le faible nombre de traductions, les réticences du milieu médical et psychiatrique, mais aussi le contexte de forte hostilité entre la France et l'Allemagne, hostilité qui put prendre parfois, au sujet de Freud, la forme d'un glissement vers le racisme et l'antisémitisme.

Autant d'éléments qui empêchèrent souvent la théorie freudienne d'être discutée « froidement ». L'idée psychanalytique suscitera en revanche, à la même époque, l'enthousiasme de certains milieux artistiques et intellectuels – à commencer par les surréalistes.

Pour en savoir plus :

Chantal Talagrand et René Major, Freud, Folio Biographies, 2006

Jacques Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du XXe siècle », in: Topique n° 115, 2011, à lire sur Cairn.info

Alain de Mijolla, Freud et la France (1885-1945), PUF, 2010