La suite de l'échange porte sur les disciples de Freud, ces psychothérapeutes qui, partout en Europe et aux États-Unis, reprennent et développent ses théories.
« Freud nous parle ensuite de ses élèves répandus à travers le vaste monde, dans le nouveau continent aussi bien que dans l’ancien, de leurs travaux, des congrès qui les réunissent périodiquement, de la Revue de psychanalyse qu’ils ont fondée.
– C’est en France que j’en ai le moins, remarque-t-il. C’est dans votre pays que mes théories ont été le moins étudiées et divulguées.
– Comment l’expliquez-vous ? lui dis-je.
– Je n’en sais trop rien. Je crois que les raisons en sont multiples. Peut-être la politique n’y est-elle pas étrangère.
– Je puis vous assurer qu’il n’en est rien, lui dis-je avec énergie. Il n’y a pas de pays au monde où l’on soit aussi prêt que chez nous à accueillir les idées du dehors, d’où qu’elles viennent. D'ailleurs on a beaucoup parlé de vos doctrines ces temps derniers. Un certain nombre de livres, d’études, d’articles leur ont été consacrés.
– J’entrevois une autre explication, ajoute-t-il. Comme mes théories, au début tout au moins, se rattachaient à celles de votre grand Charcot, les Français ont été moins soucieux d’en suivre sur une terre, dans un esprit et dans une langue étrangers le développement. Ils se sont contentés du développement que ces idées avaient pris chez vous.
Freud a trouvé cette explication, séance tenante et comme en se jouant. J’ai l’impression qu’il l’a trouvée surtout pour me faire plaisir ; pour peu qu’il eût cherché ailleurs, il en aurait très aisément trouvé une autre, très différente, sinon opposée. »
Dans ses dernières lignes, Raymond Recouly critique néanmoins vigoureusement les conclusions du psychanalyste :
« L’extrême facilité avec laquelle les explications, les hypothèses naissent, affluent en lui, est des plus significatives. C’est la marque même de son esprit [...]. Bien que les points de départ soient des plus variés, le point d’arrivée est toujours identique et toujours il dépend aussi directement que possible de notre vie sexuelle.
C’est là en somme que tout vient aboutir. Cette insistance à nous y ramener nous paraît excessive et même plus d’une fois irritante. Car enfin la vie sexuelle, encore qu’elle tienne chez lui une grande place, n’est certainement pas tout dans l’homme. Il y a aussi d’autres choses, beaucoup d’autres choses. Freud soutient hardiment que non. Ce sont là, d’après lui, de simples apparences sous lesquelles il prétend nous faire voir toujours la même éternelle réalité.
Mais rien ne nous oblige à le croire. Rien ne nous oblige à voir dans chacun de nos semblables l’animal lubrique et salace auquel il prétend, de force, nous apparenter ! »
Jacques Sédat, qui a étudié la réception de Freud en France, écrit que plusieurs choses expliquent la défiance française envers la psychanalyse dans l'entre-deux guerres : le faible nombre de traductions, les réticences du milieu médical et psychiatrique, mais aussi le contexte de forte hostilité entre la France et l'Allemagne, hostilité qui put prendre parfois, au sujet de Freud, la forme d'un glissement vers le racisme et l'antisémitisme.
Autant d'éléments qui empêchèrent souvent la théorie freudienne d'être discutée « froidement ». L'idée psychanalytique suscitera en revanche, à la même époque, l'enthousiasme de certains milieux artistiques et intellectuels – à commencer par les surréalistes.
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Pour en savoir plus :
Chantal Talagrand et René Major, Freud, Folio Biographies, 2006
Jacques Sédat, « La réception de Freud en France durant la première moitié du XXe siècle », in: Topique n° 115, 2011, à lire sur Cairn.info
Alain de Mijolla, Freud et la France (1885-1945), PUF, 2010