Les bals musette de Paris, lieux de danse et de crime
Au tournant du XXe siècle, la vogue des bals musette est symbolique de la fusion parisienne entre cultures populaires auvergnate et italienne. Dans la presse de l'époque, toutefois, l'imaginaire lié à ces bals reste associé à l'univers du crime et aux « Apaches ».
Les bals musette furent, à la Belle Epoque, l'une des distractions nocturnes les plus courues du Paris populaire, de la Bastille à Montmartre en passant par Belleville ou le faubourg Saint-Antoine.
On venait y danser la valse musette, et plus tard le tango ou la java, au son d'orchestres composés à l'origine d'instruments folkloriques et peu à peu remplacés par les plus modernes accordéon, contrebasse et batterie. L'accordéoniste et chanteur Émile Vacher (1883-1869) sera le musicien emblématique du genre.
La presse de l'époque rend compte de cette vogue. En 1914, Le Radical décrit l'alignement des bals de la rue de Lappe, dans le quartier de Bastille (la « Bastoche » en argot), où se trouvent les établissements les plus célèbres :
« Ce qui est particulièrement pittoresque à voir, un samedi soir surtout, c'est la longue perspective des bals musettes, rue de la Roquette, rue de Lappe, rue de Charonne, rue de Charenton.
Rue de Lappe, en particulier, il y a un musette à presque toutes les portes. Tout au long de la rue noire, vétuste, mal éclairée, l'aigre musiquette s'envole, scandée par les pas lourds des gars de là-bas. »
À la fin du XIXe siècle, ces lieux étaient le plus souvent tenus par des Auvergnats, dont la communauté était importante à Paris. Ces bals n'avaient pas toujours bonne presse, au point que le célèbre chroniqueur Jean Richepin ressentait dès 1882 le besoin de les défendre dans les colonnes de Gil-Blas :
« Il faut réhabiliter les bals-musette, que les chroniqueurs de chic s'obtinent à représenter comme des rendez-vous de malandrins, souteneurs, escarpes et autres rôdeurs de barrière [...].
Sans doute, le long des boulevards extérieurs, au bas de Ménilmontant, de la Villette, de Montmartre et de Montparnasse, il y a des bals-musette comme ceux dont parlent les chroniqueurs de chic, des bouges où se rassemble la racaille de l'égout, où les faces blêmes sont souvent tatouées de pochons noirs, où il coule parfois du sang dans les saladiers de plomb gluants de vin bleu, où les pierreuses viennent se donner du cœur à l'ouvrage en avalant un verre de pétrole qui leur flanque un coup de fer rouge dans l'estomac.
Mais peut-on appeler bals-musette ces bals où il n'y a plus d'Auvergnats, où même, la plupart du temps, il n'y a plus la musette, instrument trop doux, que remplace le strident et brutal cornet à pistons ? »
Et en effet, pendant des décennies, l'image des bals musette dans la presse fut celle de lieux mal famés, où règneraient la violence et le crime, et où l'on avait à peu près une chance sur deux de se prendre un coup de couteau par quelque « apache » mal luné.
Une réputation d'ailleurs pas tout à fait usurpée, mais que les « Bougnats » tentèrent de battre en brèche. En 1896, le président d'un syndicat de tenanciers de bals musette s'insurge dans les colonnes de La Presse :
« – À tout instant, nous dit-il, lorsqu'une rixe éclate dans la rue entre des individus sans aveu, lorsque des coups de revolver sont tirés, qu'il y a des blessés et quelquefois des morts, les agents, dans leurs rapports, n'hésitent pas à dire que les antagonistes sortaient d'un bal-musette. Or ces rixes surviennent souvent vers deux heures du matin, et nos établissements sont toujours fermés à minuit.
Il ne faut pas confondre les bals-musette avec les bals à orchestre. Les premiers sont tenus par des enfants de l'Auvergne ; on n'y joue que des airs connus de notre pays et tombés depuis longtemps dans le domaine public. Dans nos salles modestes, point de batailles. Nous sommes bien là entre “pays”.
C'est ailleurs, dans les bastringues interlopes qu'il faut aller chercher les jolis messieurs qui jouent si fréquemment du “surin”. »
Mais rien n'y fait : chaque semaine ou presque, les journaux de l'époque, avides de sensationnalisme, font le récit d'une agression survenue aux abords d'un bal musette de Clignancourt, de la Villette ou du quartier du Combat.
Un exemple parmi des centaines d'autres, celui relaté avec force détails par Le Petit Parisien en décembre 1892, du meurtre d'une prostituée (la « Solange ») par une rivale jalouse, dans le 18e arrondissement :
En 1903, toujours dans Le Petit Parisien, on lit le récit d'une bagarre mortelle à la sortie d'un bal de la Goutte d'Or (à noter que le rédacteur est capable de retranscrire les dialogues de la scène sans y avoir assisté...).
« La nuit dernière, à la sortie d'un bal musette de la rue Myrrha, dans le quartier da Clignancourt, un Italien nommé Beneventuro, domicilié rue des Trois-Frères, se prit de querelle avec un groupe de rôdeurs. Après avoir échangé quelques injures avec ces personnages peu recommandables, Beneventuro s'apprêtait regagner son domicile lorsqu'au coin de la rue d'Orsel il fut rejoint par un des indivis avec qui il s'était disputé quelques instants auparavant.
– Que me voulez-vous ? demanda-t-il à l'inconnu.
– T'apprendre à te mêler de tes affaires, répliqua le malfaiteur et, bondissant sur l'Italien il lui plongea à quatre reprises dans la poitrine la lame d'un couteau qu'il tenait à la main.
Son forfait accompli, le meurtrier prenait la fuite. »
Autre exemple, ce récit, par le très conservateur L'Univers, en 1911, d'une descente de police dans un bal musette du quartier de Belleville (« Un bal d'apaches »).
« Dans cet établissement borgne, tenu par un Italien, se donnaient rendez-vous, principalement les jeudi, samedi et lundi, des individus aux allures louches. De violentes querelles, au cours desquelles parfois le sang coulait, éclatataient dans ce bouge. L'entrée du repaire – une porte étroite et dérobée – était vigilamment défendue par un habitué du lieu, qui ne laissait passer que les “aminches”.
Hier lundi, de nombreux “clients” se trouvaient réunis au bal-musette de l'impasse Compans. Aux sons criards d'instruments divers, des couples joyeux dansaient d'éperdues valses chaloupées, tandis que d'autres, assis autour de tables crasseuses, s'abreuvaient d'alcool. Ce fut un beau tapage quand M. Jouin pénétra soudainement dans le bouge [...].
Vingt-huit individus ont été trouvés porteurs de couteaux à cran d'arrêt, de revolvers chargés, de casse-têtes, de coups de poings américains [...]. Des Italiens, très dangereux, sont au nombre des individus arrêtés. »
On voit que les journaux insistent particulièrement sur la présence « d'Italiens ». Issus le plus souvent des vagues d'immigration ayant débuté dans les années 1880, ils sont en effet nombreux, au tournant du XXe siècle, à fréquenter les bals musette (dans des lieux souvent concurrents de ceux tenus par les Auvergnats).
Preuve de leur influence sur la musique jouée dans les bals, ils sont à l'origine de l'arrivée en France de l'accordéon, instrument qui allait devenir emblématique du genre, et dont le journal musical Le Ménestrel notera plus tard, en 1936, la tendance à s'imposer unanimement dans les orchestres populaires.
« Les innombrables danseurs des abords de la Bastille, de l'Auvergne et des villes maritimes, aussi bien que les habitués des brasseries du boulevard Bonne-Nouvelle, reconnaissent au timbre, à la voix de l'accordéon un charme et une emprise auxquels échappent en général les amateurs formés aux humanités musicales [...].
L'instrument cher à Mac-Orlan demeure, en raison du prestige inquiétant dont il jouit dans les cabarets de matelots et les musettes mal famés, suspect aux yeux des gens “comme il faut” ; la barbarie de ses basses, au surplus, le rend impropre à l'enseignement classique. »
Au début du XXe siècle, les bals musette, fusion des cultures auvergnate et italienne, deviennent donc un lieu symbolique des rapports souvent conflictuels, mais parfois fructueux, entre les différents habitants du Paris populaire, qu'ils soient natifs de la capitale, issus de la province ou venus de l'étranger.
L'historienne Marie-Claude Blanc-Chaléard explique ainsi qu' « on s'y retrouvait entre mal-lotis dans les goguettes de banlieue, entre militants à la conquête des milieux populaires, entre originaires de telle province ou de tel pays », un mélange qui exprimait « la perméabilité de l'espace social parisien », la capitale fonctionnant alors comme un creuset.
Les bals musette restèrent populaires pendant toute la première moitié du XXe siècle, mais deviendront plus rares après la Seconde Guerre mondiale.
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Pour en savoir plus :
Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Les trois temps du bal-musette ou la place des étrangers (1880-1960) », in Paris le peuple, ouvrage collectif, Editions de la Sorbonne, 1999
Claude Dubois, La Bastoche, une histoire du Paris criminel et populaire, Tempus Perrin, 2011