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1934 : Blaise Cendrars découvre le milieu mafieux marseillais

le 13/05/2024 par Blaise Cendrars
le 04/08/2023 par Blaise Cendrars - modifié le 13/05/2024

En 1934 dans les colonnes de l'Excelsior, Blaise Cendrars se fait conteur d'un genre nouveau. Dans une série de reportages au cœur des « maffias » françaises, il dépeint avec verve des criminels d'un genre nouveaux, dans la veine de l'imaginaire du « gangster moderne ».

Dans les années 1930, l’écrivain voyageur Blaise Cendrars se fait reporter. A partir de 1934, il réalise ainsi pour l'Excelsior un « tour de la France criminelle » au travers d'une série d'articles regroupés sous le ronflant titre « les Gangsters de la maffia ».

Dans ces reportages, Cendrars s'attache à donner à voir le gangster français des années 1930, dont le mode de vie diffère largement de celui de son pendant américain. L'article paraissant le 26 avril 1934 dans les colonnes de l'Excelsior peint un tableau frappant de la vie criminelle de Marseille. Portuaire, la cité phocéenne est le cœur d'un trafic de drogues en tout genre : « cocaïne, héroïne, morphine »... Afin de conter au mieux la réalité de cet univers, il se rend au contact des criminels, fréquente les bars et ruelles, ceux qui parlent et ceux qui ne parlent pas, et initie ainsi une formule journalistique qu’il reproduira aux quatre coins de la France dans les mois suivants. 

Le corpus de textes sera plus tard repris et publié en un volume, Panorama de la pègre.

LES GANGSTERS DE LA MAFFIA

AU HASARD DES RENCONTRES...

Tout comme les Champs-Elysées, la Canebière a eu sa crise de croissance. Auparavant, elle partait du quai des Belges pour finir au cours Saint-Louis. Mais d'un seul coup, elle a avalé la rue de Noailles. Puis, sournoisement, elle a attendu qu'on ait bien fini de mutiler les allées de Meilhan d'une magnifique rangée de platanes centenaires, et elle a soudainement absorbé les allées à leur tour. Aujourd'hui, la Canebière grimpe, suivant une douce inclinaison, du Vieux-Port aux Réformés, et sur cette longue rampe c'est une pagaïe invraisemblable de voitures, de taxis, d'autobus, de tramways-tortues, de voitures à bras, de fardiers, de motos, de bicyclettes, diaboliquement enchevêtrés, pagaïe qui s'accompagne d'un réjouissant charivari fait des mille cris des camelots, de coups de sifflet et de trompette, des cornes de bicyclettes et des klaxons des autos, des sonneries des tramways, de la pétarade des motos que dominent, depuis peu, les hurlements des haut-parleurs, – et tout cela grouille, cavale, tire à hue et à dia, avance par à-coups, se croise, se mêle, s'embrouille sous l’œil des agents hilares qui ne consentent pas à « s’encolérer ».

Cette crise de croissance n'a pas été sans inconvénients pour les habitués des trois anciennes artères dont beaucoup ont dû émigrer, tels que ce « roi des books » qui tenait ses assises dans un bar discret des « allées » qu’une triple rangée d'arbres mettait à l'abri des regards importuns et qui a dû changer de ressort, émigrer place de la Préfecture, non pas qu'il craignît personnellement la curiosité des passants, mais c'est sa clientèle qui en était gênée, sa clientèle, c'est-à-dire tous les godelureaux, les coquebins, les greluchons de la ville, bref tous les blancs-becs que leur « aîné » tient encore en laisse ou que leur « papa » surveille de loin, car à Marseille, comme l'on dit, on « se mélange » un peu. Et aller trop vite c'est tourner mal, car il faut de la patience en tout, surtout quand on s’initie à la vie « des mauvais garçons » et que l'on fait son apprentissage de « nervi ».

Si l'on a porté une hache sacrilège dans les platanes des allées de Meilhan, grâce aux Dieux, il en reste encore une double rangée qui font l’ornement du tronçon supérieur de la Canebière, où il fait bon flâner.

C’est sous ces ombrages, autour des petites tables chargées de boissons versicolores, que se tiennent, aux heures tièdes de la journée, les vedettes du « milieu ». Ils devisent peu entre eux. Leurs cercles sont plutôt silencieux. Chacun pour son compte médite ou rêve. Mais ce silence n'est pas pesant. Il n'est pas morne.

Si vous sollicitez la conversation et si vous y montrez un intérêt soutenu, vous connaîtrez de belles histoires. Vous entendrez des récits pleins d'action et d'aventures. Vous verrez scintiller de feux nouveaux Djibouti, Singapour, Colombo, Shanghaï et Yokohama. Vous apprendrez des traits de mœurs que vous ignoriez, des coutumes bizarres, tout un folklore inattendu, incroyable et bien moderne que le conteur vous racontera avec simplicité, avec puérilité, comme un que l'aspect du monde n'a pas déçu, qui en est resté émerveillé et dont le rêve est resté comme en suspens.

De leur mode particulier d'existence et sur leurs tractations, ces hommes n'auront rien à vous dire. Cette réserve ne tient pas à une prudence excessive. Non, trafic et combines, cela est pour eux si normal et si banalement quotidien ! En quoi cela peut-il avoir de l'intérêt pour vous que le prix de l'opium monte, que diminue la marge des bénéfices ou que de soudaines difficultés administratives viennent de surgir à l'occasion de l'embarquement de trois « faux-poids » dont une maison de Montevideo réclame la livraison avec insistance ?

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire des 7 000 kilos de drogue saisis ce matin par la douane ?

–  Oh ! rien... ça s'arrangera...

A peine un pli soucieux a-t-il barré le front de votre interlocuteur.

Si vous insistez, prétextant qu'une telle quantité de drogue représente un gros capital, on vous répondra que cela n'est rien par rapport à la masse du trafic annuel qui passe par Marseille, à raison de 600 à 1 000 kilos d'opium par semaine.

– Une fortune perdue ? Allons donc !

C'est tout simplement une affaire délicate qui mangera les bénéfices escomptés, mais sans toucher au capital... Tout s'arrangera. Mieux vaut parler d'autre chose...

Parler d’autre chose, je veux bien, moi, mais parler de quoi ? Depuis que les journaux parlent de l'épuration de Marseille et d'une grande rafle sur la Côte d'Azur, tous ces hommes ont un bœuf sur la langue.

Je vais dans un autre bar.

« L’Eintellétuel »

Un peu plus haut, sous les platanes, un homme rêvasse devant un guéridon. C'est « l'Eintellétuel », ou encore « Excrément de la terre », un fada.

Le premier de ses sobriquets lui vient du fait que depuis quelque quinze ans il est inscrit à la faculté, aux cours de la première année de droit. Le deuxième, parce qu'il adore les vers, les citations, et que durant un certain temps son morceau de prédilection et qu'il déclamait à tout venant, dès qu'il avait un verre dans le nez, était la fable de La Fontaine qui débute ainsi :

Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre

fable qu'il faisait volontiers suivre des imprécations de Camille ou de telle tirade particulièrement agressive de Ruy Blas.

Depuis, « l'Eintellétuel » a découvert les poèmes de Jean Cocteau et il faut l'entendre, à la campagne ou au cabanon, après boire, quand vient son tour « d'en pousser une », déclamer à ses camarades enthousiastes quelque poème tortueux d'Opéra :

Le Sphinx avait des doigts. Le Sphinx 
trichait aux cartes...

Les copains en sont tout éberlués, eux qui connaissent « la maison de la bête » à Paris et qui en sont revenus éblouis. Ils se demandent comment on peut dire tant de choses en si peu de mots...

Au surplus, « Excrément de la terre », il « fait » quelque peu dans la basoche et s'intéresse aux questions municipales : hygiène, lotissements, etc. Mais comme on comprend qu’avec tant de connaissances il sache parler à certaines femmes et convaincre même la plus récalcitrante de la fortune qui l'attend par-delà les mers !

Mais voici que traverse la chaussée, avançant à petits pas comptés, la mine satisfaite, la cravate lâche, des bouclettes de cheveux gris s'échappant d'un large feutre noir à la Renaudel, un homme aussi large que haut et qui ressemble à un toton. Il passe, trottinant menu, tend une main molle à la ronde, renouvelle son manège à toutes les tables et s'en va sans s'être arrêté, sans avoir regardé personne de peur de faire perdre l'équilibre à son pince-nez cerclé d'or.

C'est le « Braillard Rouge », ainsi que le nomment ses adversaires politiques qui le tiennent pour un fléau social, car, s'il ne desserre jamais les dents dans le privé, il clame, il glapit dans toutes les réunions publiques qu'il ne se lasse pas d'organiser. Aux prolétaires qui ont la patience de l’écouter il propose les revendications les plus folles, prêche la grève permanente et reproche avec fureur aux révolutionnaires de tout crin d'être trop mous. Je l'ai entendu un jour mettre Trotzky sur la sellette, et je vous assure qu'il lui a fait passer un mauvais quart d'heure, tant sa diatribe était passionnée.

En plus de son activité de démagogue brouillon, cet important personnage est accaparé par les réunions du conseil municipal ou par les assemblées de la jeunesse sportive qu'il entend régenter. C'est en cette qualité qu'il a pu prendre une part active au scandale récent qui éclata à l'occasion d'un match de boxe.

Marseille est vraiment une ville bien mystérieuse. Les grandes manifestations sportives s’y déroulent très souvent sous l’égide de Paul Carbonne.

Autodrome, vélodrome, asinodrome, ratodrome, stades, courses cyclistes, courses de taureaux, matches, pugilats, tournois, toutes ces réunions spectaculaires, populaires où le public se rue et parie, sont l’occasion de combines inextricables.

Pour les six jours cyclistes, par exemple, les coureurs sont engagés à forfait et les primes qui pleuvent sont encaissées par les organisateurs ! Le match Kid Francis-Al Brown est une histoire si compliquée que personne n'a jamais pu, je pense, la tirer au clair, pas même les intéressés eux-mêmes, tant ils l'avaient embrouillée !

Le gangster et le marchand de taureaux

Le bruit courait à Marseille – mais je ne sais pas s'il ne s'agit point d'un « galéjade » – qu'un des hommes dont on a parlé ces temps derniers aurait pu invoquer l'alibi suivant pour prouver sa présence à Marseille dans la journée du 20 et dans la nuit du 20 au 21 février.

Dans la journée du 20, le gangster, dit-on, acheta ferme à un éleveur de la Camargue six taureaux en vue d'une prochaine mise à mort, taureaux qu'il lui paya comptant. Cet argent, le gangster l'aurait regagné dans la nuit du 20 au 21, durant une partie de cartes qui eut lieu dans un tripot de la Canebière où le gangster avait entraîné son confiant marchand de taureaux. Naturellement les cartes lui furent favorables, et le marchand ne se douta de rien. Se non è vero