1934 : « Le football, sport ou industrie? », critique acerbe du capitalisme sportif
Spéculation, transferts, tricheries : dans un article au vitriol paru en septembre 1934, le magazine communiste Regards dénonce l'emprise de l'argent sur le football français, lequel commence alors à se professionnaliser.
Le 28 septembre 1934, le magazine d'inspiration communiste Regards publie dans ses colonnes un long pamphlet au titre provocateur : « Le football, sport ou industrie ? ». Le constat du rédacteur Alfred Menguy est sans appel :
« Nul n'ignore plus, en France, ce sport populaire qu'est le football et que pratiquent ou ont pratiqué des centaines de milliers des gens. Admirable jeu de plein air, précieux dérivatif pour la jeunesse, en même temps qu'éducateur, il semble, hélas ! être devenu plus un sujet de scandales qu'un instrument d'amélioration de la race humaine.
Depuis des années, les journaux bourgeois débordent d'informations et de polémiques malsaines, qu'il s'agisse du football association, ou football tout court, ou de son frère, le rugby, aux belles envolées à la main. Pourquoi faut-il que notre régime d'exploitation de l'homme par l'homme corrompe tout ce qui s'intègre à lui ! Fini l'athlète, jouant, il y a quelque vingt années encore, pour le seul plaisir [...].
Il n'est plus question que de “business”, que d'“affaire”. Le joueur est devenu acteur ; l'exemple venait d'en haut, dirigeants et pontifes tirant avantage du sport depuis toujours : décorations, relations, publicité, pour en arriver à la spéculation pure. »
Né en Angleterre au milieu du XIXe siècle, le football rencontre en France un succès croissant dans l'entre-deux guerres, époque où il se professionnalise. Notamment à partir de 1932, date du premier championnat professionnel français.
Industriels et commerçants commencent à la même époque à investir dans un sport devenu le premier en terme d'audience. Et alors que des clubs comme le Red Star, l'Olympique de Marseille ou le Racing Club de Paris connaissent une célébrité internationale, le foot français entre sur le marché des transferts européens.
Une évolution dénoncée par Albert Menguy comme contraire aux valeurs « sportives » désintéressées qui devraient, à son sens, être mises en avant par le football. Il n'hésite pas à comparer la situation des joueurs à celles d'ouvriers exploités :
« Le but est de gagner à tout prix ; les dirigeants de clubs cravachent sans cesse le joueur, le maintiennent sous pression ; il faut l'emporter toujours, acquérir la renommée, qui, bien soutenue par le battage de la presse à tant la ligne, attire les foules payantes ; il faut gagner.
Des primes attisent le joueur, des menaces de renvoi, de boycottage par la suite dans les autres clubs, s'il se laisse aller, le harcèlent ; il est devenu un soldat de la mauvaise cause qu'il défend, un mercenaire, une sorte de gladiateur, ne regardant pas à casser un tibia ou à effectuer un placage meurtrier [...].
Exploitation éhontée, pourtant, que celle du néophyte qui semble doué. On lui fait d'abord quitter son métier : un joueur amateur ou professionnel doit s'entraîner sévèrement. Ne faut-il pas porter haut les couleurs du “patron” ?
Il ne touchera longtemps, et sous le manteau puisque amateur, que des sommes dérisoires ; 3, 4, 500 francs par mois ; des expédients combleront le vide ; parents ou femme le nourriront. Bien souvent, il ne dépassera d'ailleurs pas ce stade, car les postulants sont nombreux. Pensez donc ! gagner de l'argent, avoir son nom et sa photo dans les journaux ! La gloire ! la gloire !
Ça ne fait rien, longtemps le débutant s'acharnera dans ces clubs dont le plus souvent des industriels sont les “mécènes”, mais dont ils se servent comme moyens de publicité. Peugeot a formé de toutes pièces l'équipe de football de Sochaux ; l'A.S. Montferrandaise de rugby est l'“œuvre” de Michelin ; le Grand Magasin du Printemps a les Primevères [...]. Publicité ! publicité ! et qui rapporte [...].
Les joueurs, bien entendu, présentent constamment des revendications aux dirigeants. Mais ne sont-ils pas jaloux les uns des autres, concurrents, donc ennemis ? Jamais de mouvements d'ensemble, seulement des démarches personnelles. »
Il existe pourtant quelques stars du ballon rond, concède Alfred Menguy. Mais ils sont l'arbre qui cache la forêt :
« Quelques élus deviennent naturellement vedettes. Vedettes ! Le mot promet plus en réalité qu'il ne tient, qu'il s'agisse des équipes “industrielles” ou des clubs ténors, composés en grande partie de véritables “as”, et pouvant compter vivre de leurs seules recettes.
Dans le club industriel, le joueur amateur est le plus souvent pourvu d'un emploi qu'il exerce une partie de l'année, ou pas du tout ; un jardinier étant, pour les besoins de la cause, devenu tourneur chez un métallurgiste, ou un joueur presque illettré comptable chez un commerçant !
En plus du traitement plus ou moins large, des primes, des pourboires, de la “gratte” sur les frais de déplacement, un point, c'est tout. De là à gagner une fortune, il y a de la marge ! »
Le 5 octobre, Regards publie la deuxième partie de l'article, toujours aussi offensive. Une critique qui est aussi l'occasion pour le rédacteur de chanter les louanges des structures sportives encadrées par le Parti communiste. Comme l'explique l'historien Paul Dietschy, depuis les années 1910 et 1920 les partis communistes et socialistes cherchent en effet à faire du football un « sport prolétaire », et ainsi créer une alternative au football « officiel ».
« Devant l'incapacité de la classe dirigeante à créer un sport sain, communistes et socialistes ont fondé chacun une fédération de sport ouvrier, dont l'appât du gain et les brutalités sont rigoureusement bannis. Ces deux fédérations, suivant le mouvement ouvrier actuel, sont d'ailleurs en voie de fusion [...].
L'effort continuera, s'amplifiera avec la création de la fédération unique. Le sport antifasciste, contre l'exploitation de l'homme par l'homme et le chauvinisme, est né. Le sport fraternel, le sport de vie contre celui de mort !
Déjà viennent nombreux à lui, malgré qu'il leur offre moins de facilités de terrains et de salles que le sport officiel, les désillusionnés, les écœurés, ceux qui ont compris que le “sport neutre” était pure fiction, et qui préfèrent servir leur classe. Tous ceux qui nous ont rejoint et nous rejoindront dans la conception d'un sport rouge. »
« Aux footballers de s'organiser. Il n'est pas pour eux d'autre moyen d'améliorer leur condition de salariés ou d'esclaves du sport ! », notera encore Albert Menguy dans un autre article sur le sujet, publié au mois de septembre 1935.
Regards réitérera sa charge en 1938 sous la plume de Jean Roire, dans un article plein d'ironie épinglant le paternalisme des propriétaires de club :
« Vous êtes riche : vous avez vraiment beaucoup d'argent. Je vous en prie : laissez-vous faire, nous allons simplement imaginer que vous êtes ce monsieur très riche et assez dépourvu d'idées pour ne plus savoir que faire de votre “jolie fortune” ! [...].
“On ne trouve plus rien à faire qui vous amuse ! Dans quel temps vivons-nous, mon cher !”, vous êtes-vous écrié lorsque vous avez rencontré votre jovial et riche voisin M. De La Touche. Et cet homme vous a sauvé de l'ennui.
Ce qu'il a fait ? Simplement ceci : il vous a donné le conseil d'acheter des hommes, oui, des “poulains”, ou, si vous préférez, des joueurs de football, de former une équipe, de lui procurer des matches – de jouer le plus souvent possible – parce que, plus on joue souvent et plus l'argent dans les caisses du club afflue.
C'est un peu comme une écurie – une équipe est au reste appelée de la sorte assez communément – vous n'êtes donc pas du tout dépaysé : les chevaux, les “poulains” – je veux dires les hommes –, ces joueurs, vous les avez achetés quelque part, en Autriche, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, des clubs pauvres vous les ont vendus un assez bon prix, vous en dénichez deux “arrières” en Algérie, vous avez trouvé trois de vos avants dans une équipe du Nord. Votre équipe a été constituée assez rapidement [...].
Vous gagnez, vous perdez des matches, mais ne perdez jamais d'argent. Les joueurs, à la condition qu'on les paie, se laissent faire, ils sont plus dociles, cent fois mieux dressés que vos pur-sang désuets. Vous êtes, vous, gros et gras, et tout rose, et vous aimez ce que vous appelez le sport. Nous l'aimons aussi. Nous n'aimons pas beaucoup, toutefois, vos maquignonages.
Parce que tel est le football professionnel en France. En Angleterre aussi, si cela vous rassure. On achète, on vend des joueurs. Les joueurs touchent leurs appointements et, en bons serviteurs, se taisent. »
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Pour en savoir plus :
Luc Arrondel et Richard Duhautois, L'Argent du football, Ceprepam, 2018
Paul Dietschy, L'Histoire du football, Tempus, 2014
Paul Dietschy, « La passion du football », in: L'Histoire, no 353, mai 2010