Si l’Histoire apparaît principalement dans vos œuvres de fiction, vous avez cependant fait exception avec deux biographies, Bohuslav Reynek à Petrkov (1998) et Etty Hillsum (1999). Qu’est-ce qui vous y a poussée ?
Ces deux livres ont été une occasion formidable de mettre en lumière des personnes remarquables qui étaient restées jusque-là dans l’ombre. J’avais découvert Reynek – poète, graveur et traducteur tchécoslovaque majeur, marié à la poète française Suzanne Renaud – quand je vivais à Prague : un ami du milieu des dissidents dans lequel je gravitais et où circulaient un certain nombre de samizdats venait de recevoir les œuvres complètes de Reynek parues en tchèque au Canada. Malgré ma pauvre maîtrise de la langue, j’avais décelé dans ses poèmes l’influence du poète allemand Georg Trakl, ce qui m’avait conduit à m’intéresser à ce personnage intrigant.
Lui et sa femme ont eu un destin tragique – des persécutions nazies aux persécutions communistes marquant une vie entière de pauvreté et de mise au ban de la société. Quand les éditions Christian Pirot m’ont proposé d’écrire dans la collection « Maison d’écrivains », j’ai choisi la maison de Reynek à Petrkov et suis partie à la rencontre de leurs deux fils.
Quant à Etty Hillsum, c’est à la pensée – plus qu’à sa biographie complète – de cette mystique juive morte en déportation et qui suscitait, quarante ans plus tard en Europe, notamment en Italie ou en France, d’immenses résonances chez les chrétiens, que j’ai voulu m’intéresser pour mieux la rapprocher de celles d’autres femmes juives parmi ses contemporaines : Simone Weil, Anne Frank, Hannah Arendt.
L’Histoire que vous évoquez, les personnages principaux de vos romans sont empreints d’une grande noirceur. Reste-t-il une lueur d’espoir ?
Le bien ne fait pas de bruit et il n’est guère matière à roman… Et l’histoire humaine ne repose-t-elle pas sur ce mystère du mal cohabitant avec le mystère du bien – et dont on voit la répétition constante à travers ces guerres désespérantes ?
Il y a bien quelques personnages lumineux dans mes romans, quelques trouées de lumière dans les ténèbres. Jamais le personnage principal, mais parfois des personnages de second plan, comme celui du curé du Livre des nuits, qui m’a d’ailleurs été inspiré par le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, où l’on trouve de rares personnages à la candeur absolue – une candeur insupportable pour ceux qui ont fait le choix de la violence.
Cette ombre prédominante, c’est aussi le clair-obscur des tableaux de Rembrandt, ou encore le Prologue de l’Evangile selon Saint Jean : « La lumière était dans le monde, et le monde était venu par elle à l'existence, mais le monde ne l'a pas reconnue. »
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Romancière, essayiste et dramaturge, Sylvie Germain est l’auteure d’une quarantaine d’ouvrages, depuis son premier roman, Le Livre des nuits (Gallimard, 1985) jusqu’à La Puissance des ombres, publié aux éditions Albin Michel en 2022.