Constable au Salon de Paris : un peintre anglais déroute les critiques français
En 1824 une nouvelle école de peinture, naturaliste, fait son apparition au prestigieux Salon ; John Constable y est célébré. Mais dans les journaux, les commentateurs semblent désarçonnés par ce style venu d’outre-Manche, sur fond de concurrence impitoyable entre les deux empires.
Lorsque le peintre anglais John Constable expose trois toiles au Salon de Paris de 1824, l’art français est en pleine effervescence. Dans le Journal des débats du 8 septembre 1824, le critique d’art Etienne-Jean Delécluze déclare ainsi :
« L’École est dans la crise, et va subir un changement notable. »
Le jeune avocat et futur président de la République Adolphe Thiers écrit quant à lui dans le Constitutionnel du 25 Août :
« Une révolution se déclare aujourd’hui dans la peinture comme dans tous les arts […]. »
Au sein de la querelle qui oppose peintres classiques et modernes [voir notre article au sujet du Massacre de Scio], les paysages champêtres de Constable se révèlent subversifs.
Le peintre reçoit les honneurs de ses pairs, notamment en obtenant la médaille d’or à l’issue du Salon, mais les critiques sont plus mitigés. Le chroniqueur du Journal du commerce loue son œuvre d’une part, en rapportant notamment que le peintre paysagiste Louis Etienne Watelet « a fait éloigner son meilleur ouvrage d’un voisinage aussi redoutable », et d’autre part estime que les tableaux de Constable pèchent par leur composition :
« Mais on pourrait désirer que le peintre anglais mît un peu plus de force dans les devants. »
En négligeant le premier plan au profit du second, Constable est en creux accusé de délaisser le sujet de ses œuvres. Le thème du tableau désormais célèbre La Charrette de foin, contraste dans sa banalité, avec les paysages idylliques d’artistes comme Watelet, Pierre-Athanase Chauvin ou Turpin de Crissé, aussi exposés au Salon de 1824.
Dans les écrits qu’il y consacre, Stendhal fait le même constat [à lire sur Gallica] :
« Les Anglais nous ont envoyé cette année des paysages magnifiques, ceux de M. Constable. Je ne sais si nous avons rien à leur opposer.
La vérité saisit d’abord et entraîne dans ces charmants ouvrages.
La négligence du pinceau de M. Constable est outrée, et les plans de ses tableaux ne sont pas bien observés, d’ailleurs il n’a aucun idéal, mais son délicieux paysage, avec un chien à gauche, est le miroir de la nature, et il efface tout à fait un grand paysage de M. Watelet, qui est placé tout près dans le grand salon. »
Constable est décrit par ses contemporains comme un « peintre du réel » ; dans ses paysages il n’y a pas d’éléments mythologiques ou antiques qui ennobliraient la scène. Ses paysages naturalistes sont des représentations qui tentent de rendre compte d’une nature de plus en plus aliénée par l’industrialisation et l’urbanisme.
En cela son œuvre est déroutante pour le public français, même si, en 1824, le néoclassicisme n’est plus à son apothéose en France : le peintre David, plus connu représentant de ce style, a, dès 1816, été conduit à l’exil par son passé révolutionnaire, et les Salons qui précèdent, témoignent de son absence.
À l’opposition entre classiques et modernes, Delécluze, le 30 novembre dans le Journal des débats, substitue les termes « shakespeariens » et « homéristes ». Les œuvres des peintres anglais exposés au Salon de 1824 (Constable, mais également Richard Parkes Bonington, les frères Fielding et Thomas Lawrence) viennent cristalliser les caractéristiques d’une nouvelle école. Deux styles nationaux se confrontent dans la critique.
En Angleterre, la création tardive d’une académie, en 1768, s’est construite à l’épreuve des guerres entre les deux pays et en réaction à ce qui se passait en France, aux règles du système de l’académie royale de peinture et de sculpture – et aux politiques de Louis XIV puis de Napoléon.
Delécluze parle ainsi du « goût anglais » dont seraient emprunts certains peintres français comme « MM. H. Vernet, Gassies et Regnier ».
Si c’est la première fois que Constable expose en France, ses toiles sont déjà connues des artistes français qui, depuis la fin des guerres napoléoniennes en 1815, ont pu recommencer à voyager outre-Manche. Delécluze définit les contours de ce style et identifie une tendance profonde typique de certains peintres du nord comme Rembrandt et Ruisdael.
Dans la description d’un Canal en Angleterre, il écrit ainsi :
« […] Il y règne une vivacité, une franchise et une vérité de couleur qu’on ne saurait trop louer.
Mais je dirai de ce paysage ce que j’ai exprimé au sujet de quelques tableaux d’histoire : on y remarque une négligence affectée, qui a sa pédanterie comme l’excès du soin et de la recherche, et je puis affirmer que la prétention à la naïveté dans la conversation, dans les lettres et dans les arts, est bien plus désagréable, que celle que l’on montre pour élever son style au niveau du sujet que l’on traite. »
Les critiques parlent du primat de la sensation dans l’art anglais, sous-entendant souvent un certain philistinisme. Delécluze, qui a pour habitude de soutenir les néoclassiques, conclut avec un compliment équivoque :
« Les sens sont vivement éveillés, et l’impression générale que l’on reçoit, est fort peu de chose. »
Le Siècle, commentant cette fois une toile de Delacroix, fait également référence à Shakespeare, qui semble alors incarner cette nouvelle tendance de la peinture :
« Il y eut des critiques qui, en manière de reproche, comparèrent le Massacre de Scio à un cinquième acte de Shakespeare, et qui inventèrent une formule, le culte du laid […].
Ils accusèrent la dépravation du goût dans ce mélange de grotesque et de sublime. »
L’accueil qui est fait à Constable est largement favorable mais souvent teinté de patriotisme, comme dans la remarque que fait Stendhal :
« M. Constable, au contraire est vrai comme un miroir mais je voudrais que le miroir fût placé vis-à-vis un site magnifique, comme l’entrée du val de la Grande-Chartreuse, près Grenoble, et non pas vis-à-vis une charrette de foin qui traverse à gué un canal d’eau dormante. »
« Jamais on n’avait réuni tant de vues depuis nature » peut-on lire dans le Journal du Commerce. Classé au quatrième rang sur cinq par l’Académie depuis le XVIIe siècle, la peinture de paysage devient de plus en plus populaire en Europe au XVIIIe siècle. En représentant dans de grands formats des scènes champêtres ordinaires, Constable élève le paysage au même rang que la peinture d’histoire et ce faisant, bouleverse une hiérarchie des genres encore très présente en France à l’époque.
Dans le Constitutionnel du 18 septembre, journal qui soutient les peintres romantiques comme Delacroix, Thiers écrit :
« La Cause réelle de notre infériorité dans le paysage proviendrait donc de ce que nous n’imitons pas assez fidèlement et assez immédiatement la nature, et de ce que nous ne voulons pas faire simplement des études. »
Pour les peintres comme Constable, il ne s’agirait plus de créer une beauté supérieure à la nature, mais d’accéder à sa vérité. Thiers poursuit :
« Nous n’avons jamais voulu nous contenter de notre sol ; nous avons toujours, aspiré à là Suisse ou à l’Italie : nous avons raison, sans doute ; mais nous y allons une fois passer six mois, et puis nous revenons avec des impressions incomplètes ; nous mêlons le souvenir de ce que nous avons vu à l’impression dominante de ce qui nous entoure, et nous créons des paysages, espèces de composés insignifiants et faux.
Les Anglais et les Hollandais, au contraire, se sont contentés de leur nature, belle ou non ; ils n’ont pas rêvé un monde meilleur ; ils se sont bornés à ce qu’ils voyaient dans leur pays, ils l’ont exactement copié, et ils ont produit des chefs-d’œuvre de vérité. »
La Gazette Nationale, longtemps organe officiel du gouvernement français, déclare :
« M. Constable rend la nature telle qu’elle est, avec ses inégalités et ses caprices ; peu lui importe d’être poète pourvu qu’il soit peintre exact, et certes, personne ne lui disputera cette fidélité. »
En ébranlant les hiérarchies et en remettant en question la quête même de l’art, le paysage se fait dans le même élan vecteur de la révolution en peinture.
La critique reproche également à Constable sa touche vigoureuse. Le Journal du Commerce parle de « la franchise » de son pinceau ; La Gazette Nationale la qualifie de « raboteuse » et mentionne la « couleur terne et dure » de ses œuvres, leurs « détails négligés » et faits « à coups de brosse ».
C’est que Constable excelle à l’art du non fini et de la touche apparente. Le débat entre touche libre et lisse rappelle le paragon, la rivalité entre peintres et sculpteurs dans l’Italie du XVe siècle, qui se transforme ensuite en querelle entre tenants du dessin et tenants de la couleur en France au XVIIe siècle.
Dans Le Drapeau blanc, quotidien ultra-royaliste de la Restauration et journal antilibéral, la production de Constable, appelé « l’homme au foin », est qualifiée d’« exotique ». Le critique stigmatise le geste du peintre et associe ce travail de la matière à une « spéculation commerciale » :
« Rien n’est plus naïf, en effet, que le griffonnage trivial à l’aide duquel les eaux, les arbres, les figures, sont exécutés ou, pour mieux dire, égratignés. »
La touche visible répondrait au goût de l’époque, celui de nouveaux acheteurs bourgeois.
Dans la variété de l’exécution technique, c’est également le mouvement romantique naissant, qui triomphera au Salon de 1827, que les critiques perçoivent.
Ce Salon-là verra l’échec de Constable, alors fustigé par la critique. Après avoir été un catalyseur de l’art moderne, le peintre anglais tombera peu à peu dans l’oubli en France, avant sa réhabilitation après sa mort en 1837.
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Sarah Gould est maîtresse de conférences à l’université Paris I-Sorbonne. Elle travaille sur l’histoire culturelle et sociale de l’art britannique des XVIIIe et XIXe siècles.
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Pour en savoir plus :
Patrick Noon, Crossing the Channel : British and French Painting in the Age of Romanticism, Londres, Tate, 2003
Pierre Wat, Constable, Paris, Hazan, 2002
Linda Whiteley, « Constable et le Salon de 1824 », dans Constable : le choix de Lucian Freud, Paris, Grand Palais, 2002, p. 47-51