Histoire d’un célèbre « grand enfant » révolutionnaire : Peter Pan
Inspiré du concept rousseauiste évoquant un âge d’or où la propriété privée n’existait pas, la pièce de théâtre devenue roman Peter Pan met en scène, via son héros, une vision très avant-gardiste de l’adolescent rebelle.
Dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Rousseau considérait, en 1755, qu'il y avait eu sur Terre un « âge d'or primitif », l'état de nature, au cours duquel la propriété privée n'existait pas. En instaurant la propriété privée, la société civile aurait en même temps créé des inégalités venues se surajouter aux inégalités naturelles.
Rousseau sous-entendait ainsi que la société civile ne pourrait être bénéfique à l'homme que si elle se donnait pour objet de corriger ces inégalités introduites par la propriété privée.
On s'est beaucoup moqué de Rousseau à propos de cet état de nature. « Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage », lui écrivait Voltaire en réaction, dans une lettre du 30 août 1755. Marcher à quatre pattes, comme pour brouter, ou comme les petits enfants.
En 1913 encore, le journal conservateur L'Avenir des Hautes-Pyrénées reprenait la boutade à son compte en vue de stigmatiser l'école laïque de la IIIe République et se demandait quand l'État cesserait de marcher à quatre pattes.
Au début du XXe siècle, on tendit à présenter Rousseau comme un « grand enfant ». Ainsi, Louis Madelin dans La République française du 23 août 1907, décrit le philosophe comme « un génial mystificateur, au fond assez bon homme et grand enfant ».
Cela fait écho à la rhétorique du peuple décrit lui aussi comme un « grand enfant », ce que dénonce Le Parti ouvrier au mois de janvier 1893 :
« À force de répéter que le peuple est un grand enfant, incapable de se diriger ;
bête disent certains socialistes impatients ;
méchant ou fripouille, affirme la bourgeoisie gâteuse ;
on finira par le faire douter de sa force, du bien-fondé de ses revendications, de sa compréhension des affaires publiques et de son aptitude à les diriger, de sa maturité pour la résolution des grands problèmes sociaux, par l'amener au désintéressement et à l'indifférence, la pire de toutes les calamités. »
Rousseau ayant été l'un des grands inspirateurs de la Révolution française, la caricature s'étendit à tous les révolutionnaires. On se plaisait à les dépeindre comme des enfants refusant de grandir. Le révolutionnaire en ce sens, c'est celui qui ne veut pas instaurer une frontière entre l'enfance, où tout reste possible, et l'univers des adultes, qui se définirait par une aptitude à accepter le monde tel qu'il est.
À la faveur de la psychanalyse freudiennne, devenir adulte, cela se résuma de plus en plus à intégrer des interdits. Être révolutionnaire, cela pouvait donc désormais se guérir comme une maladie. Et Paris-Soir évoquait ainsi en 1931, dans un reportage au sujet des maladies mentales, un Freud « capable d'expliquer les grands et mystérieux mouvements inscrits dans l'histoire du monde ».
C'est dans ce contexte que s'inscrit l'ouvrage de l'Écossais James Matthew Barrie, Peter Pan, le petit garçon qui ne voulait pas grandir, pièce de théâtre de 1904 qui devint un roman en 1911.
En 1937, Paris-Soir se fit particulièrement ironique en rendant compte de l'œuvre à l'occasion de la mort de Barrie. On y parle de Peter Pan au présent, comme s'il existait vraiment :
« Il habitait, il habite encore un pays qui s'appelle “Jamais-Jamais”, probablement parce qu'on n'y devient jamais, jamais une grande personne. »
D’autant plus qu’on le fait passer pour un être assez ridicule : « vêtu de feuilles et de rosée » – on reconnaîtra la référence à l'état de nature – « qui sait voler dans les nuages, écouter les étoiles et parler aux fées ».
L'illustration nous présente un Peter Pan assoupi dans un accoutrement lui donnant l'image d'un paresseux clochardisé. On s'attarde ensuite sur le passage dans lequel Peter a perdu son ombre, et tout cela résonne avec le contexte du temps, celui du Front populaire : Peter Pan avait à nouveau égaré son ombre révolutionnaire du côté de la France en 1936.
La lecture révolutionnaire de Peter Pan est encore plus évidente à travers le personnage du Capitaine Crochet, qui lui, est un adulte et le grand ennemi de Peter. L'œuvre ayant d'abord existé en tant que pièce de théâtre, elle a connu plusieurs évolutions qui sont difficiles à retracer parce qu'elles n'ont été conservées qu'à l'état de fragments. C'est le plus souvent de la pièce de théâtre que la presse française fait état.
Le personnage de Crochet a donc pu changer selon les versions de la pièce mais nous pouvons néanmoins retenir deux choses. Quand on explique que c'est Peter Pan qui lui a coupé la main avant de la donner à manger au crocodile, comme dans le roman, c'est la main droite que Peter coupe. En revanche, quand Crochet apparaît directement sans main, version retenue pour le film de Disney, il est privé de la main gauche.
Cela revient à exprimer la même idée politiquement. Soit Peter le révolutionnaire ôte la main droite de Crochet pour l'empêcher de mener une politique de droite, soit Crochet est directement présenté comme doté d'une seule main droite pour montrer qu'il est condamné à n'agir que pour servir la droite. Crochet porte par ailleurs un costume datant du règne de Charles II, c'est-à-dire de la Restauration anglaise.
Crochet incarne ainsi le contre-révolutionnaire par excellence, celui qui n'agit toujours qu’« à droite ».
Le nom du personnage et l'idée du crochet pourraient avoir été inspirés à Barrie par un précédent Capitaine Crochet, celui du roman-feuilleton d'Alexis Bouvier, Iza, Lolotte et cie, paru dans le conservateur Le Gaulois en 1880. On l'y présente comme le grand actionnaire de la Banque Flamande. Crochet est donc toujours incontestablement du côté des forces du capital.
Notons pour finir que les conservateurs n'étaient singulièrement pas les seuls à stigmatiser l'enfance. Les anarchistes reprenaient la même terminologie pour désigner les révolutionnaires – communistes et socialistes – qui se cherchaient un chef. Pierre Mualdes dans Le Libertaire du 27 avril 1923, avançait ainsi :
« Mais il y aura longtemps, encore, je le crains, de grands enfants qui auront peur de marcher tout seuls et des malins, même des sincères, qui se croiront indispensables pour les guider, de les soumettre. »
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Aurore Chéry est historienne, chercheuse associée au laboratoire LARHRA. Elle travaille sur une biographie de Louis XVI à paraître, et est notamment coauteure des Historiens de garde, de Lorant Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national (éditions Libertalia).