Chronique

Être danseuse en Europe au XIXe siècle

le 08/06/2021 par Emmanuelle Delattre-Destemberg - modifié le 29/08/2022

Que signifiait être femme et travailleuse dans les théâtres et salles de spectacle du XIXe siècle ? Les représentations des danseuses en vierge blanche monopolisent l’imaginaire mais dissimulent les difficultés auxquelles ces femmes, souvent d’origine modeste, devaient alors faire face.

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

Identités et circulations

Au XIXe siècle, les danseuses sont issues de milieux sociaux très hétérogènes.

Une première catégorie rassemble les « enfants de la balle », ceux dont les parents sont déjà intégrés aux réseaux artistiques, et qui donnent parfois naissance à des dynasties tels que les Taglioni ou les Vestris que tous les théâtres européens accueillent aux XVIIIe et XIXe siècles. En raison de la naissance des agences d’impresarii et de la libéralisation du secteur du spectacle, le poids des réseaux familiaux s’estompe même s’il persiste des fratries remarquables telles les sœurs Félicité et Lise Noblet qui se produisent à Paris et à Bruxelles, ou les frères Lucien et Marius Petipa, danseurs puis maîtres de ballet, en France et en Russie.

Une seconde catégorie, la plus nombreuse, regroupe les enfants de milieux modestes et souvent urbains, pour lesquels la danse a pu être un espace d’apprentissage professionnel au même titre qu’un atelier de tissage ou d’une blanchisserie au sein desquels travaillaient souvent leurs parents. Mais, à la différence du monde ouvrier, le rêve de gravir les échelons de la société a pu motiver une carrière en danse. En réalité, rares sont les jeunes filles ayant percé dans ce métier.

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Les conditions de travail des danseuses sont aussi difficiles que dans les autres secteurs de l’économie à la même époque. Dans le cadre des troupes subventionnées, à l’image du Ballet impérial de Saint-Pétersbourg, l’entraînement du matin, les répétitions de l’après-midi et les représentations du soir, imposent un rythme de travail très soutenu, parfois plus de quinze heures de travail quotidien, sans compter les bals donnés dans les théâtres ou les soirées privées où nombre de jeunes danseuses sont invitées comme faire-valoir.

La faiblesse des appointements explique la recherche de compléments en nature ou en argent : être invitée à un souper de fashionable parisiens est aussi la promesse d’un bon dîner. Au sein des troupes, les salaires sont également irréguliers quand l’artiste n’est pas attachée à une compagnie ou à un théâtre à l’image du King’s Theatre qui emploie les artistes au rythme des saisons théâtrales et des besoins de la programmation. Cela explique ainsi la polyvalence de certaines femmes, telle Marguerite-Antoinette Saqui (1786-1866) dite Madame Saqui, d’abord danseuse de corde, acrobate, puis directrice de théâtre, enseignante et metteur en scène.

À la recherche de contrats, de cachets et de travail, les artistes de la danse sillonnent les routes d’Europe et partent parfois pour des contrées plus lointaines espérant, à défaut de consécration, des emplois bien rémunérés. C’est ainsi que des solistes partent en tournée en Amérique du Nord telle Carlotta Grisi (1819-1899) dans les années 1840. En Europe, des vedettes comme l’Italienne Marie Taglioni (1804-1884) ou l’Autrichienne Fanny Elssler (1810-1884) sont employées par des théâtres privés, comme à Londres ou à Vienne, pour une saison ou quelques représentations. Elles travaillent aussi pour des théâtres nationaux comme celui de l’Académie royale de musique de Paris, à même de financer la venue de ces vedettes.

Dans les deux cas, le développement du vedettariat va de pair avec l’industrialisation des activités de spectacle.

De la ballerine à la danseuse de music-hall

Alors que les établissements de spectacles se multiplient, la danseuse romantique monopolise les représentations de la ballerine au milieu du XIXe siècle. Figurée en blanc et pleine de grâce, la danseuse académique apparaît figée dans le temps, alors que les styles et les techniques évoluent rapidement.

Originaires des cités italiennes, de villes françaises comme Paris, Bordeaux, Toulouse ou Marseille, du royaume de Belgique, d’Autriche, de Grande-Bretagne ou encore d’Espagne, les danseuses académiques connaissent une transformation de leur art : la danse devient plus technique avec l’apparition du chausson de pointe dans les années 1810-1820, mais aussi plus rapide dans l’exécution du bas de jambe, et plus spectaculaire grâce à des levers de jambes plus marqués.

Si l’âge d’or de la danseuse en tutu long et blanc se situe au tournant des années 1830-1840, d’autres types de danseuses travaillent dans les très nombreuses salles plus modestes des grandes capitales. Ces salles abritent des corps de ballet pour des types de spectacles variés comme les opérettes de Jacques Offenbach, qui mêlent théâtre, danse et chant. Dès les années 1860, en Angleterre, puis dans toute l’Europe, de nouveaux lieux de spectacles, les music-halls, voient le jour et se spécialisent dans les spectacles de danseuses sensuelles aux costumes libérés et aux jambes exhibées.

Parmi ces lieux de divertissements moins élitistes, les Folies-Bergère à Paris voient passer des vedettes plus modernes comme l’Américaine Loïe Fuller (1862-1928), l’Espagnole Caroline Otero (1868-1965) ou la Française Émilienne d’Alençon (1869-1946).

Bon ou mauvais genre ?

Le regard moral qui pèse sur les danseuses comme sur les femmes de théâtre en général conditionne largement les représentations et l’imaginaire social auxquels elles sont attachées. Dans le monde de la danse académique, la marcheuse, une figurante de la danse, ou le simple coryphée est généalogiquement associé au rat d’Opéra dont la vertu a été volée au commencement de la puberté grâce à l’entremise d’une mère maquerelle. Aux yeux de ceux qui les scrutent ou écrivent à leurs propos, ces femmes constituent le petit peuple des théâtres et des objets de prédation, alors que, au sommet de la hiérarchie, trône la première danseuse qui incarne la figure de la pureté virginale.

Ce lieu commun, largement diffusé dans la presse, la littérature ou l’iconographie, gomme la complexité des situations sociales, alimente les fantasmes de ceux qui viennent les regarder sur scène, et ne fait qu’ignorer une réalité économique : les danseuses sont avant tout des femmes au travail. L’itinéraire professionnel de vedettes telles l’Espagnole Antonia Mercé y Luque dit « La Argentina » ou l’Italienne Rita Sangalli montrent que les carrières sont contraintes par la quête de cachets dans les théâtres et salles de spectacle en Europe.

Mais que ce soit sur les scènes académiques ou dans les salles de music-hall, ces artistes connaissent un processus de professionnalisation de leur pratique. La reconnaissance du métier de danseuse s’élabore par la mise en place d’organisations professionnelles à l’image de la création du syndicat des artistes chorégraphes de Paris en 1909 par madame Coschel.

La presse de la fin du XIXe siècle permet également de mesurer cette inflexion : aux cancans portant sur les danseuses du Second Empire succèdent des reportages documentés sur leurs conditions de travail ou la rudesse de l’entraînement physique. Ils témoignent d’un changement de perception sociale des artistes de la danse dans toute l’Europe. La conscience d’appartenir à un groupe professionnel se manifeste également par l’apparition de mouvements sociaux comme la grève des danseuses de l’Opéra de Paris en 1912, lesquelles revendiquaient une augmentation des appointements et l’institutionnalisation d’un temps de pause au cours de la journée de travail.

Enfin, le milieu de la danse a connu un processus de féminisation durant le XIXe siècle. Jusque dans les années 1830-1840, des Italiens comme Auguste Vestris ou le Danois Auguste Bournonville occupaient le devant de la scène. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les rôles masculins sont plus rares dans les ballets et les danseurs moins nombreux. Les artistes masculins ne disparaissent pas, mais s’approprient des postes de pouvoir, tel Marius Petipa, maître des Ballets impériaux à Saint-Pétersbourg de 1869 à 1904, l’Italien Nicolas Guerra maître de ballet à Vienne (1896-1901) puis à Budapest (1902-1915), ou encore ceux qui prirent la direction d’une troupe, à l’image de Serge Diaghilev (1907-1929) et de sa brillante entreprise des Ballets russes.

Si, à la veille de la Première Guerre mondiale, les danseuses connaissent encore des formes de précarité économique et restent peu scolarisées, elles ont acquis un statut de danseuse professionnelle dont les compétences techniques et artistiques sont dorénavant reconnues.

Pour en savoir plus :

 « Dance Studies, genre et enjeux de l’histoire », in : CLIO. Femmes, genre, histoire : Danser, Claire Elizabeth (dir.), no 46, 2017, p. 161-188

Davis, Tracy C., Actresses as Working Women : Their Social Identity in Victorian Culture, Londres/New York, Routledge, 1991

Delattre-Destemberg, Emmanuelle, Penser la circulation des danseuses et danseurs : éléments pour une nouvelle géographie de la danse en Europe (fin xviiie-1850), Nice, Presses universitaires de Nice, à paraître en 2021

Jarasse, Bénédicte, Les Deux corps de la danse. Imaginaires et représentations à l’âge romantique, Pantin, CND, 2017

Yon, Jean-Claude (dir.), Les Spectacles sous le Second Empire, Paris, A. Colin, 2010

Emmanuelle Delattre-Destemberg est maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université polytechnique Hauts-de-France (Valenciennes). Ses travaux portent sur l’histoire culturelle de la danse et des spectacles entre la fin du XVIIIe et le début du XXe siècle.