Images de la guerre dans le cinéma soviétique
Le « siècle soviétique » (1917-1991) a été scandé par deux conflits : la guerre civile puis la Seconde Guerre mondiale. Dans un État qui proclamait après Lénine que « le cinéma est le plus important de tous les arts », les films ont puisé une matière de choix dans cette réalité guerrière.
Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).
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Le court « siècle soviétique » (1917-1991) a été scandé par deux grands conflits armés. Presque sept ans de guerres (1914-1921) voient la naissance du régime, de la Première Guerre mondiale à la guerre civile, en passant par octobre 1917. Ensuite, la « Grande Guerre patriotique » (1941-1945) asseoit Staline à la table des vainqueurs. Dans un État qui proclame après Lénine que « le cinéma est le plus important de tous les arts », les films puisent une matière de choix dans cette réalité guerrière.
Certains aspects en sont tus quand d’autres sont magnifiés, dans un équilibre où le pouvoir tente de déterminer l’usage public des événements tandis que les cinéastes en ont leur vision propre.
La guerre civile réinterprétée
Dans Octobre de Serguéï Eisenstein (1927), tout témoigne de l’intense circulation des armes provoquée par la guerre : Lénine harangue la foule, juché sur une automitrailleuse ; l’assaut au Palais d’hiver est donné par les soldats et marins révolutionnaires aidés d’ouvriers de la Garde rouge ceints de cartouchières. Pourtant, le front n’apparaît qu’à l’occasion d’une belle scène de fraternisation entre soldats allemands et russes, interrompue par un pilonnage d’artillerie signifiant la volonté belliciste des gouvernants. Cause de la révolution, la guerre paraît à l’écran en être juste le prélude (Les Derniers Jours de Saint-Pétersbourg, 1927). Elle est rappelée par ses effets, comme la présence d’invalides (Arsenal, 1929) ou de prisonniers de guerre (Le Faubourg, 1933).
Au détriment d’une « Grande Guerre oubliée » en URSS (selon les mots d’Alexandre Sumpf), la guerre civile s’impose à l’écran. On y oppose sans nuance des officiers et des politiciens issus des classes supérieures (parfois aidés par des puissances étrangères) aux enfants du peuple, ouvriers et paysans de toutes origines (PKP, 1926 ; Les Vingt-Six Commissaires, 1933).
Cette représentation de la lutte des classes promeut une rhétorique de guerre civile au moment du Grand Tournant de la collectivisation et de l’industrialisation (1929-1933). Elle met également en scène l’ethos stalinien : les hommes du peuple doivent se discipliner (Les Marins de Kronstadt, 1936) et se soumettre aux commissaires politiques (Tchapaev, 1934) ; un chef doit débusquer les traîtres (Chtchors, 1939).
La grande geste patriotique
Avant 1941, ce canevas fait déjà l’objet d’une interprétation de plus en plus nationaliste. Les épisodes de la guerre civile qui avaient mis les Rouges aux prises avec les Allemands ou les Polonais sont rappelés (Les Cavaliers, 1939 ; Les Années de feu, 1939). L’annexion de l’est de la Pologne en 1939 fait l’objet d’un documentaire de Dovjenko dès 1940. Son titre en résume le propos : La Libération des terres ukrainiennes et biélorusses du joug des seigneurs polonais et la réunification des peuples frères dans une famille unie.
Après l’attaque nazie, les studios de cinéma sont évacués, comme les autres industries nécessaires à l’effort de guerre. Par exemple, Mark Donskoï doit utiliser du sel pour figurer la neige en reconstituant un village ukrainien en Asie centrale. Son film, L’Arc-en-ciel (1944), magnifie le sacrifice dans la lutte contre l’occupant et exalte l’esprit de vengeance. Primé en URSS et aux États-Unis, c’est un succès international. Les Indomptés du même Donskoï (1945) raconte le destin d’une famille ouvrière dans Kiev occupée. Dans cette trame purement soviétique, il insère le massacre des Juifs à Babi Yar, signant donc la première représentation cinématographique de la Shoah.
Les films de guerre proprement dits visent plus classiquement à louer les exploits de l’Armée rouge, quitte à lisser la représentation des combats (L’Étoile, 1949) et à valoriser l’action des états-majors (Le Troisième Coup, 1948). Le culte obligé de Staline obère tout réalisme. Dans La Chute de Berlin de Mikhaïl Tchiaoureli (1949), la paix d’avant 1941 est représentée par le Chef en uniforme blanc dans une roseraie et la victoire de 1945 par son atterrissage à Berlin dans la même tenue angélique.
La fin des mythes
Le Dégel culturel sous Khrouchtchev (1956-1964) autorise un changement de perspective historique et filmique. La débâcle de l’été 1941 n’est plus niée, non plus que les souffrances des prisonniers (La Garnison immortelle, 1956). Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov (1957) et La Ballade du soldat de Grigori Tchoukhraï (1959) montrent la part du peuple, hommes et femmes, au front et à l’arrière, dans l’effort de guerre. Surtout, la focale se déplace vers l’intime. La guerre affecte les destins individuels (L’Enfance d’Ivan, 1962) et l’amour ouvre des parenthèses dans l’horreur (Vingt Jours sans guerre, 1976).
Le Quarante et unième, de Tchoukhraï (Prix spécial du jury à Cannes en 1957) avait représenté la guerre civile au même prisme : elle se reflétait dans le duo amoureux tragique d’une garde rouge et d’un garde blanc. Des films questionnent même l’usage de la violence en mettant des femmes au centre de l’action. Pas de gué dans le feu de Gleb Panfilov (1967) met en cause le fanatisme, tout comme La Commissaire d’Aleksandr Askoldov (1967). Ce film de fin d’études qui présente les pogromes de 1919 comme l’anticipation de la Shoah n’a toutefois pas été montré au public avant 1988.
C’est une production beaucoup plus conformiste qui occupe les écrans sous Brejnev (1964-1982). C’est surtout l’avènement d’un cinéma de genre qui dépolitise le propos pour ne pas susciter de réflexion dérangeante. Les films « historico-révolutionnaires » et les films de guerre ne visent pas la véracité mais le divertissement. Dans L’Intervention de Guennadi Poloka (1968), la guerre civile sert de prétexte à des recherches visuelles « pop ». Le Soleil blanc du désert de Vladimir Motyl (1968) ressort du sous-genre de « l’eastern », film d’aventure orientalisant. Comme James Bond en Occident, les séries d’espionnage rencontrent le succès en URSS. Situées pendant la guerre civile ou la Grande Guerre patriotique, elles autorisent d’étranges changements de point de vue. Ainsi, le héros très populaire de Dix-Sept Moments du printemps de Tatiana Lioznova (1973) est un espion soviétique qui apparaît sous l’uniforme nazi.
Il est donc loisible de lire dans ces dernières évolutions un changement radical des sensibilités et l’épuisement irrémédiable d’un « grand récit » soviétique jadis prégnant. La dislocation de l’URSS en 1991 ne marque pourtant pas la fin de l’instrumentalisation du passé. Aujourd’hui, un patriotisme de commande règne sur les écrans russes et ukrainiens pour évoquer – fût-ce de façon opposée – les périodes 1917-1921 et 1939-1945.
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Pour en savoir plus :
Pozner, Valérie, Tcherneva, Irina (dir.), Dossier « Le cinéma s’en va-t-en guerre : écrans et propagande en URSS (1939-1949) », Conserveries mémorielles [en ligne], n° 24, 2020, mis en ligne le 22 août 2020, consulté le 11 février 2021
Prokhorov Alexander, Prokhorova, Elena, Film and Television Genres of the Late Soviet Era, New York/Londres, Bloomsbury Publishing, 2017
Sumpf, Alexandre, Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Paris, Armand Colin, 2015.
Woll, Josephine, Real Images : Soviet Cinemas and the Thaw, Londres, IB Tauris, 2000
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Chargé de cours à l’université de Genève, Éric Aunoble est historien, docteur en histoire (EHESS, Paris, 2007). Son principal domaine de recherche est la période révolutionnaire et le début de la période soviétique en Ukraine.