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RetroNews | la Revue n°3
Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.
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Géniale créatrice préfigurant les arts « multi-surfaces » de la fin du XXe siècle, la grande Sonia Delaunay a été contrainte de s’effacer au profit de son mari, le peintre Robert. Discrète, elle fut souvent condamnée à jouer la « femme de » dans la presse des années vingt.
Sonia Delaunay n’a pas été ignorée par la presse française : son nom apparaît très régulièrement, de 1913, date de sa première production notable, à 1979, date de sa mort. Mais outre que l’attention se concentre sur une assez courte période, 1913-1938, l’entremêlement de sa carrière avec celle de son mari Robert, et son assimilation presque exclusive aux « arts déco » ont souvent empêché ses contemporains de bien mesurer son importance artistique. Retour sur une visibilité médiatique en trompe l’œil.
Le 16 octobre 1913, Gil Blas consacre un petit entrefilet au « Premier livre simultané » :
« Nous avons reçu la visite de M. Blaise Cendrars, auteur, avec Mme Sonia Delaunay-Terk, du Premier Livre simultané, dont nous avons annoncé l’apparition prochaine. (…)
Ce livre, composé de feuillets oblongs, aura l’aspect d’un tableau, d’une toile de 2m36. Il ne sera pas à proprement parler illustré, mais chaque membre de phrase recouvrira autant de cellules coloriées, les mots étant peints en une autre couleur. »
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Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.
Cette œuvre originale est l’une des premières de l’artiste d’origine ukrainienne célébrée par la critique. Âgée de 28 ans, elle vivait à Paris depuis 1906, et avait épousé en 1910 le peintre Robert Delaunay, avec qui elle devait former un des plus féconds et des plus prolifiques couples d’artistes de tous les temps. Elle est encore, à cette date, désignée par son nom d’épouse accolé à son nom de jeune fille, Terck, qui n’était pourtant pas celui de sa naissance.
Née en 1885 à Gradizhsk, en Ukraine dans une modeste famille d’ouvriers juifs du nom de Stern, elle avait été adoptée à l’âge de 6 ans par un oncle aisé de Saint-Pétersbourg, qui lui offrit une adolescence confortable et cultivée. Si, comme tant de jeunes filles russes, elle était venue à Paris pour parfaire son français en même temps que l’art de peindre, après une première formation à l’Académie de Karlsruhe, elle eut le coup de foudre pour la capitale française, alors centre des avant-gardes littéraires et artistiques, au point de contracter, en 1908, un mariage blanc avec un galeriste parisien homosexuel d’origine allemande, Wilhelm Ude, pour ne pas avoir à rentrer en Russie. Dès lors, son destin fut à la fois français et très international.
En 1906, les Fauves exposés au Troisième Salon d’automne avaient suscité son émerveillement. Mais c’est sa rencontre avec Robert, en 1909, qui allait l’ancrer dans l’avant-garde picturale. Ensemble, le couple entreprit de créer, d’expérimenter, de théoriser, en se détachant progressivement du cubisme pour aller vers l’orphisme et le « simultanisme », dont l’article du Gil Blas rappelait les principes à ses lecteurs :
« Le simultanisme de ce livre est dans sa représentation simultanée et non illustrative. Les contrastes simultanés de couleur et le texte forment des profondeurs et des mouvements qui sont l’inspiration nouvelle. »
Le Comoedia du 2 juin 1914, avait une autre interprétation :
« Le simultanisme est une méthode nettement représentative, ayant pour but de décrire un objet, un spectacle, un paysage déterminés mais par des moyens nouveaux, les représentant dans leur vibration, dans leur mouvement, dans les rapports de couleur qu’ont entre eux les différents points d’un paysage, d’un spectacle, les différentes parties d’un objet. »
Quoi qu’il en soit, Robert et Sonia en étaient les principaux représentants et théoriciens, mais la seconde innovait aussi en exerçant son talent dans de multiples directions, comme le souligne cette interview donnée à la Femme de France, en janvier 1928 :
« À cette époque, initiée par lui [Robert], je travaillais beaucoup et cela s’exprimait chez moi en étude de tableaux, reliures, meubles, robes, tout ce qui m’entourait.
J’essayais, à mon tour, de transformer toutes les surfaces coloriées en surfaces de contrastes simultanées. »
C’est peu dire, en effet, que l’inspiration « simultaniste » prolifère sur de nombreux supports. En 1911, à la naissance de son fils Charles, l’inspirée maman a confectionné une couverture en patchwork, inspirée de celles des paysannes russes, avec des bouts de tissus colorés, puis créé des jouets et du mobilier pour enfants. Pendant le premier conflit mondial, réfugiée en Espagne et au Portugal avec son mari, elle conçoit des costumes pour les Ballets Russes de passage à Londres en 1918, d’autres pour la vedette Gaby Deslys en tournée à Madrid en 1918, ou encore pour une mise en scène d’Aïda, à Barcelone, en 1920.
Cette activité de costumière et de décoratrice pour la scène restera un axe important de sa carrière, ainsi pour la série cinématographique Le P’tit Parigot du réalisateur René Le Somptier (voir Le Siècle du 11 décembre 1926) ou pour le ballet Les Quatre saisons, à New York, en 1929 (voir Paris-Soir du 1er mai 1929).
Il est vrai que ce sont les textiles et les vêtements qui vont faire d’elle une star et mieux la dissocier de son mari, même s’ils ont souvent été, à l’origine, conçus à deux. En 1913, le couple avait fait sensation en exhibant, au Bal Bullier, des « costumes simultanés », ainsi évoqués par leur ami Guillaume Apollinaire, dans Le Mercure de France du 1er janvier 1914 :
« M. et Mme Delaunay sont des novateurs, ils ne s’embarrassent pas de l’imitation des modes anciennes (…).
Voici la description d’une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay-Terck : tailleur violet, longue ceinture violette et verte, et sous la jaquette, un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées (…).
Tant de variété n’a point passé inaperçue. Elle met de la fantaisie dans l’élégance. »
Après le retour du couple à Paris, en 1921, et leur installation dans un appartement-atelier de la rue des Grands-Augustins, Sonia se lance de manière plus professionnelle dans la confection de tissus aux motifs « simultanistes », à la demande, notamment, d’un soyeux lyonnais qui souhaitait moderniser sa production. En 1924, pour la section Art-Décoratif du Salon d’automne, l’architecte Robert Mallet-Stevens lui aménage une boutique éphémère particulièrement admirée, au cœur de la rue « art déco » qu’il a imaginée pour le rez-de-chaussée du Grand Palais :
« La boutique qui contient les tissus de Sonia Delaunay mérite d’être remarquée.
Ces tissus à motifs purement géométriques se déroulent à nos yeux et leur mouvement, dont le rythme est strictement adapté à la composition forme un jeu de couleurs harmonieux. Les tissus de Sonia Delaunay marquent une date dans l’évolution de nos arts appliqués. »
L’année suivante, Sonia triomphe au Salon des Arts Décoratifs, en exposant ses créations dans un nouvel alignement de boutiques éphémères, sur le pont Alexandre III. « L’histoire des arts appliqués retiendra le nom de Sonia Delaunay pour ses efforts en vue de la réelle participation de l’art du peintre à celui du costume et par l’application à celui-ci de la plus authentique poésie de couleur », commente L’Intransigeant du 21 octobre 1925.
Sonia vient parallèlement de créer une boutique pérenne, « La maison Sonia », où elle vend des robes, des étoffes, des accessoires, des tapis, qui rencontrent un grand succès auprès des Parisiennes à la page : L’Intransigeant du 14 mai 1928 évoque ainsi « l’écharpe tricolore de Sonia Delaunay, si célèbre, et déjà par suite, si copiée », tandis que La Rumeur du 15 avril 1928 repère dans une pièce intitulée Le coup du 2 décembre « des robes charmantes de Sonia Delaunay (…), note de jeunesse séduisante, si agréable à regarder ». La presse contribue à l’entreprise en publiant des petites annonces destinées à recruter tricoteuses ou manutentionnaires pour la « Maison Delaunay » – par exemple dans L’Intransigeant des 17 juillet et 12 août 1926 –, qui témoignent de sa belle expansion.
Artiste, mais aussi artisane et entrepreneuse, Sonia est sollicitée de tous côtés : le 27 janvier, c’est à la Sorbonne qu’elle donne une conférence consacrée à « L’art de la peinture sur l’art vestimentaire ». En 1930, dans une série d’interviews de L’Intransigeant cherchant à imaginer « les arts décoratifs de 1936 », elle exprime une position très moderne sur la notion d’arts appliqués :
« A mon avis, cette exposition devrait présenter la ville comme elle devrait exister actuellement ; une ville faite non seulement pour les millionnaires, mais aussi pour les classes moyennes, chose qu’on ne fait pas dans les expositions en France. La raison en est le manque de collaboration entre les industriels et les artistes. (…)
Le jour où l’industriel n’aura pas peur de l’artiste comme d’un excentrique (…) ce jour-là l’artiste s’humanisera par le contact plus grand avec la vie et la production industrielle ne sera pas en retard sur la demande du public. »
Cette ambition de démocratisation s’était déjà manifestée par la création, en 1928, du « tissu-patron », en collaboration avec la maison de haute couture Redfern, dont elle expliquait le principe à La Femme de France :
« La robe-coupe fut conçue par son créateur, M. Courtot, simultanément avec sa décoration, conçue par moi. Ensuite, j’ai imprimé sur le même tissu la coupe et le décor adéquat à la forme. (…).
Au point de vue de la standardisation – tendance éminemment moderne – ce tissu-patron permettra, avec un minimum de frais et de perte de tissu, d’être textuellement reproduit, serait-ce à l’autre bout du monde. »
Son influence n’est donc, on le voit, ni ignorée ni sous-estimée. « Sonia Delaunay est une authentique créatrice qui a devancé son époque et suscité un style », considère par exemple le journal La Patrie, du 17 mai 1929. Pourtant, on ne trouve dans le corpus, qu’un seul portrait complet, émanant de surcroît d’un journal féminin, La Femme de France, en 1928. Si l’article, signé Paulette Malardot, la traite en artiste, c’est, sans surprise, la décoration et la mode qui sont mises en majesté. Ainsi lorsque la journaliste pénètre dans l’élégant salon art-déco de l’interviewée :
« La maîtresse de maison s’excuse aussitôt de m’abandonner une minute, pour envoyer aux ateliers quelques maquettes qu’elle vient de terminer. J’ai le temps de regarder mieux ce salon que je sais conçu et exécuté par elle, car outre ses décorations de tissu, elle s’occupe aussi beaucoup d’ameublement. »
Et un peu plus loin, alors que Sonia fait défiler devant elle robes et manteaux :
« Jamais la peinture ne rendit si magnifique service à l’habillement féminin. Il fallait pour cela un cerveau et une main de femme.
On sent que la géniale artiste a longtemps vécu en Espagne et au Portugal, par l’influence de ces séjours sur la luminosité des couleurs, sur l’épuration idéale de sa palette. »
L’article révèle en creux un autre aspect important de son image : si Sonia Delaunay a bien été perçue comme « géniale » et « révolutionnaire », si son look a souvent fait sensation, rien en elle ne dénote la garçonne, l’amazone, ou « l’irrégulière », à rebours d’une Tamara de Lempicka, ou d’une Gabrielle Chanel. Au physique, Sonia est plutôt douce, ronde, voire robuste, dénuée du sex appeal parfois presque agressif de l’affranchie des années folles. La Femme de France la décrit comme « élégante, courtoise », dotée d’un « visage aux lignes pures, volontaires », avec un reste d’accent slave qui fait son charme. Épouse aimante, mère attentive, l’artiste montre qu’on peut révolutionner l’art sans forcément chambouler les mœurs. Pour elle, l’association de l’homme et de la femme était le plus fécond des terreaux – artistiques et intimes, inextricablement. La gazette des scandales en est restée pour ses frais.
La crise a rendu les années 1930 un peu moins confortables pour le couple Delaunay. Géniale inventrice mais piètre femme d’affaires, Sonia doit fermer son magasin au seuil de la décennie. Si elle va rester très active dans tous les domaines, avec, par exemple, en 1937, l’élaboration de fresques murales pour le Palais des Chemins de fer, toujours en association avec Robert, l’attention de la presse se relâche un peu.
L’entrée en guerre contraint le couple à fuir Paris, d’abord à Montpellier chez l’écrivain Joseph Delteil, un ami proche. C’est là que Robert meurt, d’un cancer, le 25 octobre 1941. Signée par Delteil, la nécrologie du Figaro installe un récit qui infériorise durablement Sonia : « Elle fut pour lui, vous le savez, plus qu’une compagne : la gardienne et la madone ! ». Le court récit biographique qui accompagne le texte précise avec un rien de condescendance : « Sa femme Sonia Delaunay transposa l’art de Delaunay dans le domaine des tissus ».
Réfugiée à Mougins puis à Grasse, elle avait pourtant trouvé sa place au sein d’une petite communauté d’artistes qui comptait notamment Jean Arp et Sophie Taeuber-Arp. Mais le rôle de « seconde » et de « femme de » devait désormais lui coller à la peau, même si elle continua à créer et à exposer jusqu’à sa mort. C’est encore en position de disciple que la plaçait l’hebdomadaire Carrefour du 25 juillet 1946, à l’occasion du premier Salon des Réalités nouvelles, voué à l’art abstrait :
« Le maître prématurément disparu, Sonia Delaunay a pieusement recueilli son héritage et le dispense à de nombreux disciples avec une foi qu’elle traduit dans ses propres ouvrages, moins construits mais d’une saveur de fruit éclaté. »
Aujourd’hui, la critique d’art a considérablement réévalué l’apport de Sonia au sein du couple, soulignant qu’elle a souvent été « en avance » sur son mari, ou contribué à relancer son inspiration. Nombre de ses propres toiles sont jugées du même niveau que celles de Robert Delaunay. Par ailleurs, le décloisonnement des hiérarchies artistiques, la revalorisation contemporaine de la polyvalence et du « multi-surface » ont contribué à changer le regard porté sur sa production dans le domaine des arts décoratifs.
Pionnière, Sonia Delaunay l’a été d’une manière originale et polymorphe, qui fait d’elle, peut-être, la plus attachante des femmes artistes modernistes.
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Pour en savoir plus :
CHAUVEAU Sophie, Sonia Delaunay, la vie magnifique, Paris, Tallandier, 2019.
Collectif, Sonia Delaunay : les couleurs de l'abstraction, Paris, Paris-Musée, Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 2014
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité, de la mode et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. L’exposition « Pionnières » est visible au Musée du Luxembourg du 1er mars au 10 juillet 2021.