Chronique

1885 : « La Parisienne », femme de petite vertu ?

le 28/08/2022 par Emmanuelle Retaillaud
le 24/08/2022 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 28/08/2022

Lors de sa première, la pièce d’Henri Becque La Parisienne divise : d’un côté on est charmé par le caractère « viril » et ambitieux de son personnage principal. De l’autre, cette représentation d’une femme ouvertement cynique effraie les critiques conservateurs.

« La censure a rendu intact le manuscrit de La Parisienne, de M. Henry Becque, qui contient, dit-on, des mots très risqués et très hardis. »

C’est par cette remarque que, le 1er février 1885, L’Écho de Paris signale la prochaine mise-en-scène, au théâtre de la Renaissance, de la pièce du dramaturge Henry Becque.

Qu’une pièce intitulé « La Parisienne » puisse contenir des mots « très risqués et très hardis » ne saurait étonner le public : le terme suggère en effet une femme élégante et légère, aussi piquante que rouée, qu’elle soit grisette, mondaine ou cocotte. En gestation dès la fin du XVIIIe siècle, sa sulfureuse image s’est solidifiée sous la Monarchie de Juillet, à travers le roman – en particulier ceux de Balzac  –, la presse de mode, ou les « physiologies », ces petites brochures humoristiques des années 1840 consacrées aux types sociaux de l’époque – c’est l’écrivain Taxile Delord qui a rédigé celle de la Parisienne, en 1841.

Depuis, cet idéal-type féminin a connu une spectaculaire inflation : Offenbach l’a chantée en 1866 dans sa Vie parisienne – « sa robe fait frou frou frou / ses petits pieds font toc toc toc » –, Renoir l’a peinte en bleu, en 1874, sous les traits du modèle Henriette Henriot, Manet, en noir, en 1875, sous les traits de l’actrice Ellen Andrée, puis quantité d’artistes leur ont emboîté le pas, de James Tissot à Jean Béraud, grand spécialiste du genre. Le théâtre n’a pas été en reste, puisque, ainsi que le remarque le Gil Blas du 22 février à propos de Becque :

« Sa Parisienne a des sœurs aussi nombreuses que dissemblables entre elles et l’on pourrait faire vingt pièces, sous ce seul titre, et roulant dans le même cadre, qui seraient très différentes, tout en restant aussi vraies et aussi humaines. »

Il se trouve même un journaliste érudit du Gaulois pour se souvenir qu’en 1690, Florent Carton dit Dancourt, sociétaire de la Comédie Française, avait déjà produit une pièce intitulée « La Parisienne ». Précisons que « le Parisien », lui, n’a jamais connu la même fortune – on a plutôt tendance à ridiculiser son snobisme et sa préciosité.

Certes un peu équivoque, La Parisienne avait donc suffisamment de partisans pour échapper aux foudres de la censure. Pourtant, celle de Becque ne va pas sans créer quelques remous. La première raison en est que la pièce traite frontalement d’une des facettes les plus controversées du personnage, l’adultère : son héroïne, Clotilde Du Mesnil, est une charmante bourgeoise mariée à un économiste surmené, qu’elle trompe avec son meilleur ami, Lafont. Quand la pièce débute, elle souhaite rompre avec cet amant trop possessif, pour entamer une autre liaison avec le fils d’une de ses connaissances, Mme Simpson, qui se révélera fort inconstant. Quittée à son tour, Clotilde choisit avec fatalisme et désinvolture, au troisième acte, de revenir à Lafont, après que son mari a obtenu un avancement très convoité, grâce aux relations de Mme Simpson. La pièce se clôt sur cette formule doucereuse de Clotilde, s’adressant en même temps à son mari et à son amant :

« La confiance, voilà le seul système qui réussisse avec nous. »

N’était-ce pas s’aventurer un peu loin dans le cynisme ? Même si le « ménage à trois » était depuis longtemps un poncif du vaudeville et de la comédie (notamment chez Labiche : sa pièce de 1870, Le plus heureux des trois, était souvent mise en parallèle avec La Parisienne), Becque faisait clairement entendre une note plus grinçante.

Et c’était bien la deuxième raison de la controverse : s’aventurant pour la première fois sur le terrain de la comédie, l’auteur en refusait les ficelles qui, d’ordinaire, noyaient le scabreux sous la farce. Auteur peu prolifique, Becque était surtout connu, à 47 ans, pour un drame social, Michel Pauper, joué en 1870, et pour une pièce particulièrement acide, Les Corbeaux, présentée en 1882 : les deux dénonçaient la cupidité et l’arrivisme des élites, thèmes qui affleureraient également dans La Parisienne.

Le personnage n’était plus, chez Becque, une coquette émoustillante, mais une femme étonnement détachée et maîtresse d’elle-même, à qui on devait prêter, ultérieurement, une forme de féminisme avant la lettre, pour sa capacité à dominer ses partenaires masculins. Le critique du Gaulois, Henri de Pène, affirmait plus durement :

« Clotilde est une petite femme sans moralité, sans scrupule ; elle a de l’aplomb, par exemple, du bagout, du sang-froid à revendre. Dépravée jusqu’à la moelle, avec un langage décent qu’elle sème ça-et-là d’aphorismes édifiants. »

Ce rôle risqué était tenu par Mademoiselle Antonine, actrice de 44 ans au métier confirmé : « Elle y a mis toute l’élégance, tout l’attrait, tout l’esprit, tout le je ne sais quoi de subtil qui semble renfermé dans cet adjectif, ‘la Parisienne’ », estimait, à l’exemple de la majorité de ses confrères, le critique du Figaro du 8 février.

La pièce et son sujet allaient donc faire l’objet d’opinions contrastées : pour la critique la plus en pointe, Becque était un maître qui, tout en s’emparant des codes du vaudeville, se hissait à la hauteur d’un moraliste – on osait même, ici et là, la comparaison avec Molière :

« M. Becque, l’auteur des Corbeaux, a fait une énorme dépense de talent et d’esprit dans cette succession de tableaux de la vie adultère.

Il y a des mots, il y a des scènes, qui feraient dire à Molière spectateur : ‘Courage, Becque ! Voilà de la bonne comédie’ ! »

À l’extrême gauche, Le Cri du Peuple prenait également fait et cause pour ce faux drame bourgeois :

« Depuis longtemps, je n’ai pas vu une pièce jeter au nez du public, avec tranquillité, des choses aussi dures et aussi humaines. Bravo Monsieur ! (…)

Cet atroce public des premières où abondent les cocus comme Dumesnil et les catins ‘honnêtes’ comme Clotilde, tout ce haut crapulo a essayé en vain, au premier acte, de vous ficher votre Parisienne par terre. (…)

À force d’esprit et de vérité, vous l’avez muselé. »

Mais l’accueil n’avait pas toujours été aussi enthousiaste. « On outrage les mœurs, la religion, la décence, tout ce qui est respectable en un mot », faisait dire à un spectateur L’Écho de Paris du 9 février, en résumant les positions de la presse conservatrice et catholique. Une autre critique, de nature différente, portait sur l’inconsistance de l’intrigue. Ainsi, pour Le Journal des Débats du 16 février :

« Dans La Parisienne, nous n’avons rien : ni sujet, ni conduite, ni épisode saillant, ni commencement, ni crise, ni dénouement, ni caractère, ni images qui se fixent ; rien que la vie éparse ordinaire. »

La pièce était, en réalité, savamment construite, et Becque réputé pour sa précision maniaque ; mais c’était précisément cette absence d’effets et de rebondissements en cascade qui était considérée par ses partisans comme moderne et audacieuse. Le Cri du peuple pouvait ainsi opposer cette remarquable simplicité aux lourdes machineries attendues par les critiques plus conventionnels, tel Francisque Sarcey :

« Si t’avais vu la gueule du critique Francisque ? C’qu’y renaudait ! C’est que ça lui démolit son flanche de la ‘scène à faire’, ta Parisienne. Oh mais là, tout à fait. C’est pas du Scribe, c’est pas du théâtre comme ils l’entendent. O désolation de l’abomination !

Mais c’est du théâtre selon mon cœur. Quelle simplicité ! Trois actes dans le même décor, et à vrai dire, rien que trois personnages, les trois éternels : le mari, femme et l’amant. »

Une nouvelle querelle des anciens et des modernes se nouait donc autour de La Parisienne, et l’appréciation de son « immoralité » était étroitement corollée au degré de modernisme littéraire que l’on était prêt à défendre.

Sans trahir la cause de Becque, certains trouvaient tout de même son personnage féminin un peu cynique et manipulateur. Le titre ne manqua pas de susciter, chez les partisans comme chez les adversaires, une levée de boucliers : pourquoi avoir usé d’un article défini, qui mettait en doute la moralité de toutes les Parisiennes ?  « Une Parisienne aurait suffi, jugeait, pour sa part, Le Figaro du 8 février. M. Henri Becque croirait-il ou voudrait-il nous faire croire que toutes les Parisiennes soient dans la situation de Clotilde Dumesnil et qu’il n’y ait pas une honnête femme dans Paris ? ».

La Gironde du 10 février remarquait de même :

« J’imagine que si M. Henri Becque a intitulé sa pièce d’hier La Parisienne, il n’a point prétendu montrer que son héroïne est le prototype de toutes les Parisiennes.

Dans le cas contraire, on pourrait lui faire observer que, malgré une opinion fort en crédit sur le Boulevard, un bon nombre de Parisiens ont lieu d’être convaincus qu’ils ont eu pour mère une parfaitement honnête femme. »

Il n’y avait pas, à vrai dire, que sur le Boulevard que la réputation de la Parisienne était plus que douteuse : de toute l’Europe et même du monde entier, on accourait pour voir les « petites femmes de Paris ». Et Le Cri du Peuple de rappeler ironiquement que, même pour les femmes « honnêtes », les occasions de « fauter » étaient, dans la capitale, bien plus nombreuses qu’ailleurs :

« J’ai entendu dire à un spectateur que la pièce aurait pu se passer à Carpentras. Erreur ! À Paris, une femme peut mener cette conduite en restant ‘du monde’. 

À Carpentras, théâtre trop étroit, elle serait mise à l’index. En province, tout se sait – trop. Les murs sont de verre. »

Pièce scandaleuse ou œuvre d’avant-garde, La Parisienne devait rester, de l’aveu général, la meilleure œuvre de Becque. Cinq ans plus tard, elle fut reprise à la Comédie Française, pour laquelle elle avait d’ailleurs été initialement écrite, ce dont l’auteur se disait très fier dans La Presse du 12 novembre 1890.

Cette montée en gamme devait pourtant produire une chute d’adhésion : séduits par l’originalité du texte en 1885, beaucoup de critiques tempéraient en 1890 leur enthousiasme, à l’instar d’Henri Fouquier qui dans Le XIXe siècle du 13 novembre remarquait :

« Oserai-je confesser que (…) mon impression première a persisté, atténuée plutôt qu’agrandie, et que mon plaisir n’a pas été sans mélange, ni mon admiration sans restrictions. »

Une des raisons de cette tiédeur fut l’interprétation de Susanne Reichenberg, à qui on reprochait son absence de « rosserie et de perversité » (Le XIXe Siècle). « Mlle Réjane, par exemple, eût donné à la coquette Mme du Mesnil un aspect plus vrai », jugeait L’Observateur français du 18 novembre. Le Petit Journal s’affligeait plus largement d’une espèce d’embaumement de la pièce :

« À la Comédie, on l’a raffinée et comme ennoblie.

En la solemnisant selon l’usage de la maison, on l’a rendue – c’était facile à prévoir – parfaitement insupportable. Résultat triste. »

Ce demi « four » n’empêcha pas la pièce de résister au temps, puisqu’elle est encore jouée aujourd’hui. Quant à la « la Parisienne », elle poursuivit jusqu’à la fin du siècle sa trajectoire de moralisation, au point que les édiles de la ville n’hésitèrent pas à lui dresser une statue à l’entrée de l’exposition de 1900, censée représenter « la Ville de Paris accueillant ses visiteurs » : mais cette fois, le public et la critique la jugèrent trop « comme il faut » !

Ni trop sage, ni trop prude, à la croisée du « chic » et du « chien », la Parisienne se devait de maintenir cette identité duelle dont Becque avait subtilement éclairé les rouages contradictoires.

Pour en savoir plus :

Olivier Barrot et Raymond Chirat, Le théâtre de boulevard : ciel mon mari !, Paris, Gallimard, 1998

Paul Blanchart, Henri Becque : son oeuvre : portrait et autographe : document pour l'Histoire de la littérature française, Paris, Ed. de la nouvelle revue critique, 1930

Emmanuelle Retaillaud, La Parisienne, histoire d’un mythe. Du siècle des Lumières à nos jours, Paris, Seuil, 2020

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire des « marges » et des représentations. Elle enseigne à Sciences Po Lyon.