Le scandale « Ubu Roi »
Il y a 120 ans avait lieu la première de la pièce d'Alfred Jarry. Farce à l'humour ravageur, elle déclencha une vive polémique dans la presse.
Le 10 décembre 1896 se tient au théâtre de l'Œuvre, à Paris, la première représentation d'Ubu Roi, une pièce écrite par un jeune inconnu de 23 ans. Son nom : Alfred Jarry. Quand le rideau se lève, l'auteur monte sur scène et lit un discours d'une voix quasi-inaudible. Il annonce que l'action se passe "en Pologne, c'est-à-dire nulle part".
Puis la pièce commence, interprétée par Firmin Gémier et Louise France. C'est une farce mêlant satire, parodie et humour scatologique, et narrant les aventures de Père Ubu, qui assassine le roi Venceslas avant de prendre le pouvoir. Tout au long de la pièce, le mot "merdre" est répété par les personnages. Le public s'indigne, comme le relate Gil Blas le lendemain :
"Comme la veille, à la répétition générale d'Ubu Roi, la première représentation du théâtre de l'Œuvre a été troublée par des protestations tumultueuses. Des cris, des vociférations, des quolibets à l'adresse des artistes partaient de tous les coins de la salle."
Les critiques ne sont pas tendres avec Ubu Roi, qui rompt avec la plupart des conventions théâtrales de l'époque. La plupart des journalistes ne voient là qu'une mauvaise plaisanterie, telle La Caricature du 19 décembre qui écrit :
"Ubu Roi a déconcerté le public, parce que l'on a voulu nous persuader que c'est une œuvre recélant de profonds symboles et d'admirable psychologie. Or, il n'y a rien de cela là-dedans ; il y a de la fumisterie médiocre et de la basse scatologie."
Le Figaro du 11 décembre, choqué par la répétition du mot "merdre", parle d'Ubu Roi comme d'une "grossière parodie de Macbeth", avant d'ajouter :
"Pour la langue, c'est un pastiche superficiel de la langue de Rabelais, dont les ordures sont surtout retenues et répétées avec amour. Le mot de malappris que Cambronne fit un instant sublime en le disant une fois devant la mort, est répété à tout propos, faisant la farce ignoblement scatologique, d'une malpropreté vraiment trop facile."
Plus loin, le critique accuse Jarry de snobisme et se félicite des sifflets qui ont retenti pendant la représentation.
"On a trop demandé à la complaisance du public et trop compté sur sa docilité. Il s'est fâché et ce n'est pas sans quelque joie que j'ai assisté à la révolte !"
Dans L'Écho de Paris, en revanche, l'écrivain et polémiste Henry Bauër, farouche partisan des avant-gardes, est l'un des seuls à défendre la pièce de Jarry. L'ayant lue avant la première représentation, il écrivait déjà le 23 novembre :
"C'est une farce extraordinaire, de verbe excessif, de grossièreté énorme, de la plus truculente fantaisie recouvrant la verve mordante et agressive, débordant de l'altier mépris des hommes et des choses ; c'est un pamphlet philosophico-politique, à gueule effrontée, qui crache aux visages des chimères de la tradition et des maîtres inventés selon les respects des peuples."
Après le scandale de la première, Bauër en appelle à Rabelais pour justifier le fameux « merdre » prononcé par Ubu. Ce qui lui vaut quelques réponses bien senties. La polémique enfle : accusé par l'article du Figaro de faire régner la "Terreur" sur les lettres françaises, il répond le 19 décembre.
"Mieux vaut encore, dans la nouveauté, une clameur même outrancière que les bafouillements séniles du vieux théâtre et les troubles clapotis de l'éclectisme."
Poète, romancier, dessinateur, Alfred Jarry écrira plusieurs suites à son Ubu Roi. Par son humour grinçant et son sens de l'absurde, qu'il insuffle jusque dans les moindres recoins de son existence, il sera plus tard l'inspirateur des surréalistes. Accablé de dettes, il meurt en 1907, à seulement 34 ans, d'épuisement et de maladie. Comme dernière volonté, il demande... un cure-dents.