Brutalisme : Le Paris rêvé par Le Corbusier
Le célèbre architecte a toute sa vie rêvé de métamorphoser la rive droite de la capitale pour en faire une ville nouvelle, faite de gratte-ciels, de jardins et de voies de circulation rapide.
Architecte et urbaniste parmi les plus célèbres du XXe siècle, mais aussi parmi les plus controversés [voir notre article], Le Corbusier (1887-1965) a longtemps rêvé de changer le visage de Paris. Dès 1922, il présente aux visiteurs du Salon d'automne, sous la forme d'un diorama de 100 mètres carrés, le premier plan d'urbanisme pour une ville contemporaine de 3 millions d'habitants (c'est-à-dire Paris). Admirateur de Haussmann, Le Corbusier veut densifier le centre de la ville tout en le décongestionnant.
L'Intransigeant résume sa vision d'un Paris radicalement nouveau, presque digne d'un paysage de science-fiction :
« Son principe repose, d’abord sur le respect de la ligne droite, ensuite sur la construction des gratte-ciel. Ceux-ci forment au centre de la ville future le quartier des affaires. Ils sont bâtis autour d’une immense place servant de plate-forme d’atterrissage pour avions. Sous cette place, cinq étages en sous-sol formeraient les gares centrales de tous les réseaux et de tous les métros. Enfin, à fleur de sol serait construite une double route d’une centaine de mètres de large traversant la ville en croix et disposée de façon à permettre aux autos une vitesse moyenne de 120 kilomètres à l’heure. […] Le fleuve dans la ville est inutile. M. Le Corbusier n’en met pas. »
Et le journaliste de conclure, ironique :
« La conception de l’architecte est remarquable par sa précision et sa pureté. Mais il resterait à l’appliquer. Pour ce faire il faudrait à mon sens envisager plusieurs opérations préliminaires. Premièrement, raser Paris. »
Mais Le Corbusier n'en démord pas. En 1925, à l'occasion de l'Exposition internationale des Arts décoratifs, il conçoit un plan auquel il donne le nom de « plan Voisin ». Le Rappel le décrit le 14 septembre :
« Une gare grande dix fois comme celle du quai d'Orsay, à plusieurs étages en profondeur, avec les derniers souterrains affectés au métropolitain ; un aérodrome dans les mêmes proportions, des gratte-ciel ultra modernes, cubistes et réguliers, alignés comme de géants fromages à l'étalage d'une crémière, des avenues immenses, droites comme celle des Champs-Élysées, mais deux fois plus larges. […] Dans ce Paris-là, trois millions d'habitants pourraient mener à l'aise la vie moderne. Toute la vieille ville serait rasée, anéantie, oubliée, et nous entrerions triomphants dans l'âge du ciment armé et des ascenseurs. »
Il s'agit tout simplement de détruire et de reconstruire toute la rive droite : le quartier historique du Marais serait rasé, comme nombre de bâtiments haussmanniens, remplacés par d'immenses gratte-ciels. Le Corbusier, en bâtissant un centre vertical, veut le repeupler avec des populations vivant en banlieue. Une idée qu'il défend encore en 1937, alors qu'il est interrogé par Le Petit Journal sur la nécessité d'« abattre les taudis de Paris », ces « îlots insalubres » et miséreux qu'on trouve au cœur de la capitale :
« La révolution, cela ne consiste pas, à mon avis, à se casser la figure, mais à édifier la Cité future. La révolution doit être constructive, et non destructive. J'affirme que demain, à partir du mois de juin 1937, on peut, on doit construire dans Paris, et non pas hors Paris, des immeubles capables de fournir à la population ce que j'appelle les "joies essentielles", c'est-à-dire le soleil, l'espace et les arbres. J'appelle cette cité future la "Ville Radieuse". »
L'architecte martèle son idée de construire dans le centre des gratte-ciels d'habitation de 250 mètres de haut, sur pilotis, entourés d'arbres, de parcs, de crèches, d'écoles... En 1941, il fait paraître Le Destin de Paris, que Louis Gillet résume dans Le Petit Journal :
« L'auteur crée de l'espace, "primo", en massant son monde en hauteur, dans de vastes hôtels, des palais isolés, aérés, de formes variées, mais tous exposés au midi, sans une fenêtre au nord, à raison d'une demi-douzaine à l'hectare, selon le principe des villes d'eaux, la lumière jouant le premier rôle (comme elle fait dans la vie) et l'isolement donnant aux choses une noblesse, supprimant les promiscuités ; "secundo", en rendant à la nature le terrain ainsi récupéré, en laissant autour des bâtisses du vague et du flottant, et en y faisant des jardins. »
Le projet de Le Corbusier ne verra jamais le jour : après-guerre, Malraux, devenu ministre de la Culture, privilégiera la sauvegarde du vieux Paris aux rêves de l'architecte.