« À Rebours », le grand roman fin de siècle de Huysmans
En 1884, le roman décadent de J.-K. Huysmans dégoûte les critiques ; mais enthousiasme Maupassant et surtout Barbey d'Aurevilly, qui lui consacre un célèbre article.
Roman majeur de la littérature française, bible de l'esprit décadent et « fin de siècle », manifeste symboliste et antimoderne dont se repurent au fil du temps des personnalités aussi variées qu'Oscar Wilde, Stéphane Mallarmé, Serge Gainsbourg ou Michel Houellebecq, À rebours de Joris-Karl Huysmans déconcerta une bonne part des critiques lorsqu'il parut en 1884. Pellerin, le critique du Constitutionnel, écrira par exemple qu'avec Huysmans, « on nage en pleine boue naturaliste ».
Pourtant, le roman n'a pas grand-chose à voir avec le naturalisme. Huysmans, un temps proche de Zola avant de rompre avec lui, a écrit avec À rebours une œuvre à part, sans réelle intrigue, où l'on suit un personnage nommé Des Esseintes dans son isolement volontaire loin de la société et de ses contemporains. La figure de cet aristocrate blasé, esthète et misanthrope, dont la quête d'un idéal « à rebours » finira par dégénérer en pure angoisse, relève d'un pessimisme qui annonce les grands romans du XXe siècle.
Parmi les lecteurs qui reconnaissent tout de suite la valeur littéraire d'À rebours, Maupassant, qui écrit le 10 juin dans Gil-Blas :
« Le romancier J. K. Huysmans, dans son livre stupéfiant, qui a pour titre « À Rebours », vient d'analyser et de raconter de la façon la plus ingénieuse, la plus drôle et la plus imprévue, la maladie d'un de ces dégoûtés [...]. Mais pourquoi donc ce névrosé m'apparaîtrait-il comme le seul homme intelligent, sage, ingénieux, vraiment idéaliste et poète de l'univers, s'il existait ? »
Le livre provoque aussi l'enthousiasme de l'écrivain catholique Jules Barbey d'Aurevilly, qui lui consacre un long texte dans Le Constitutionnel du 29 juillet. Sa critique se présente d'abord comme une sorte de bilan de la littérature de l'époque, qu'il attaque avec violence :
« À rebours. Oui ! au rebours du sens commun, du sens moral, de la raison, de la nature, tel est ce livre qui coupe comme un rasoir, mais un rasoir empoisonné — sur les platitudes ineptes et impies de la littérature contemporaine [...].
Jusqu'alors M. Huysmans s'était contenté d'emboîter le pas derrière M. Zola, le bouc du troupeau littéraire qui s'en va broutant, dans le roman, le serpolet des réalités les plus basses. C'était ce qu'ils appellent « un naturaliste » [...]. M. Huysmans n'a pas, lui, le gras optimisme de M. Zola ! Il n'a pas, lui, la joie de vivre ! quoiqu'il la veuille aussi comme pas un ! Et c'est précisément parce qu'il ne l'a pas qu'il veut mettre tout à la renverse ! C'est insensé, mais c'est désespéré ! »
Pour Barbey d'Aurevilly, À rebours n'est pas qu'une nouvelle variation autour de la figure du dandy, que lui-même avait auscultée dans Du dandysme et de George Brummell en 1845. Le livre de Huysmans est grand, explique-t-il, parce qu'il est la radiographie géniale d'une société en perdition, ce qu'illustre l'échec du héros :
« Le héros de M. Huysmans, — et les héros des romans que nous écrivons sont toujours un peu nous-mêmes — est un malade comme tous les héros de roman de cette époque malade. Il est en proie à la névrose du siècle. Il est de l'hôpital Charcot [...]. Le névropathe de M. Huysmans est une âme malade d'infini dans une société qui ne croit plus qu'aux choses finies [...].
Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie. Rome et Bysance ont eu les leurs, mais je ne crois pas qu'on ait ramassé dans leurs ruines un livre pareil à celui-ci. »
L'écrivain, citant ensuite une conversation qu'il eut avec Baudelaire, conclut par une formule restée célèbre :
« Après les Fleurs du Mal, dis-je à Baudelaire, il ne vous reste plus, logiquement, que la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix. Baudelaire choisit les pieds de la croix. Mais l'auteur d'À rebours, les choisira-t-il ? »
Huysmans donnera la réponse en se tournant plus tard vers le catholicisme, au terme d'une douloureuse conversion qu'il racontera dans son roman En route, en 1895.