Gide et le scandale de « Corydon », son plaidoyer pour l'homosexualité
En 1924, André Gide publie « Corydon », un essai sur l'homosexualité et la pédérastie. Pour la première fois, un écrivain défend des préférences sexuelles jugées « contre nature ».
C'était l'un des livres dont André Gide était le plus fier. Mais Corydon fut aussi son ouvrage le plus scandaleux : lorsqu'en 1924 paraît cet essai dialogué sur l'homosexualité et la pédérastie (comprise alors comme la préférence sexuelle d'un adulte pour les adolescents pubères), le thème est tabou en France et en Europe.
Marcel Proust a certes longuement évoqué l'homosexualité dans Sodome et Gomorrhe, le quatrième tome d’À la recherche du temps perdu paru en 1921 et 1922, mais André Gide a dans Corydon une approche très différente. Là où Proust conçoit la sexualité des « hommes-femmes », descendants maudits des habitants de Sodome, comme une dépravation et une humiliation, André Gide, prenant pour référence le monde gréco-romain, défend l'idée d'une « normalité » de l'homosexualité et de la pédérastie (désignés dans Corydon sous le terme d' « uranisme »).
À sa parution, le livre fait frémir d'horreur les cercles littéraires. Gide, que ses amis avaient d'abord dissuadé de publier Corydon sous son nom, le pressentait puisqu'il avait d'abord fait paraître l'ouvrage sous forme de tirage privé, clandestin et anonyme en 1911, puis en 1920, avant d'en assumer la paternité en 1924.
À cause de son sujet, on parle très peu de la publication de Corydon dans les journaux grand public. Le 15 août, La Lanterne évoque brièvement « l'ouvrage un tantinet spécial de M. André Gide ». Le 28 juillet, le même journal annonce la tenue d'une conférence boulevard Barbès où le livre sera « mis en accusation ». Le thème du débat, auquel participeront des savants : « Le snobisme du troisième sexe et les écrivains. Faut-il condamner les lesbiennes ? La culpabilité des homosexuels est-elle plus grande ? ».
Le 24 octobre, à la question posée par L'Écho d'Alger : « Avec quelle femme de lettres de jadis voudriez-vous passer vos vacances ? », l'écrivain Henri Béraud, prix Goncourt 1922, répond perfidement : avec « mademoiselle Andrée Gide ».
Le livre suscite toutefois des réponses, en particulier d'un certain docteur François Nazier, qui rédige un Anti-Corydon, « essai sur l'inversion sexuelle » qui reçoit une publicité non négligeable. L'éditeur de l'Anti-Corydon est interviewé par L'Écho d'Alger :
« Le danger, c'est que M. André Gide puisse faire impression sur beaucoup de jeunes gens avec les pseudo-raisonnements qui justifient ses paradoxes. Ce n'est pas hypothétique ; il s'est révélé flagrant. Les braves gens ont le droit de considérer M. Gide comme un malfaiteur social. Je voudrais ici le considérer surtout comme un malfaiteur intellectuel. Ce n'est une façon d'ailleurs, de rejoindre le point de vue, qui n'a rien en soi de méprisable, des braves gens. Il est respectable, au contraire, puisque c'est sur la constance des sentiments bourgeois qu'est fondée toute civilisation. »
Lorsque l'Anti-Corydon paraît, Paris-Soir écrit à propos de l'ouvrage de Gide :
« Ballets russes, ballets suédois, petits jeunes gens de l'Onagre sur le Toit, adeptes du Tataïsme intégral, nous avons vu défiler tous les invertébrés, les toqués du vice célèbre parmi les artistes depuis les ennuis et les nuits connus d'Oscar Wilde et l'aventure de Rimbaud et de Verlaine. Nos nationalistes (en littérature) étalent et prônent partout le Corydon qui donne des Français une assez piteuse figure à l'étranger. Un peu d'air pur à travers et autour de ces chambres closes était nécessaire. »
Après la publication de Corydon, Gide est abandonné par nombre de ses amis écrivains. Il se venge en se débarrassant des exemplaires qu'il possède de leurs ouvrages, ce que relève Le Siècle :
« Nous disions récemment que, depuis qu'il a mis Corydon dans le commerce, nous manquons d'indication précise sur le nombre des amis de M. André Gide. Mais il a pris soin, en revanche, de nous faire savoir le nombre de ses ennemis. Ils sont au plus 350, ceux qui se sont brouillés avec lui, précisément à propos de Corydon. Résigné à n'avoir plus aucun commerce avec eux, il a vendu leurs livres — au nombre de 350 — et il a dit pourquoi. »
« J'estime que mieux vaut encore être haï pour ce que l'on est, qu'aimé pour ce que l'on n'est pas », écrira Gide dans son projet de préface à Si le grain ne meurt. « Ce dont j'ai le plus souffert durant ma vie, je crois bien que c'est le mensonge. Libre à certains de me blâmer si je n'ai pas su m'y complaire et en profiter. Certainement j'y eusse trouvé de confortables avantages. Je n'en veux point ».