Écho de presse

Quand la place de la Bastille attendait sa statue d’éléphant

le 21/05/2019 par Michèle Pedinielli
le 01/12/2017 par Michèle Pedinielli - modifié le 21/05/2019
Dessin du projet d'aménagement de la place de la Bastille, 1807 - source : Gallica-BnF

Pour rendre hommage à l’Empereur, on imagina en 1808 une majestueuse fontaine en forme d’éléphant qui devait trôner sur les ruines de la Bastille. Sa maquette de plâtre fit les beaux jours des Parisiens pendant trois décennies.

Quel plus bel hommage rendre à la grandeur de l’Empereur qu’une fontaine ? Une fontaine grandiose, monumentale même, afin de célébrer le « génie » de Napoléon Ier.

L’affaire est entendue, mais pour égaler l’esprit de l’Aigle, il faut quelque chose d’audacieux et d’inédit. En ce début du XIXe siècle, rien n’apparaît plus gigantesque qu’un éléphant. L’architecte Cellerier imagine donc un magnifique pachyderme de 24 mètres de haut (15 mètres d’éléphant et 9 mètres de tour qui le surplombe) et de 16 mètres de long qui devra faire perdurer le nom de l’Empereur pendant les siècles à venir. Et quel plus beau symbole que les ruines de la Bastille pour accueillir l’hommage ?

En 1808, Le Moniteur universel rend compte du projet :

« S. Exc. a ordonné à M. Celerier , architecte, de montrer le plan et le modelé de la fontaine qui devait être construite sur cette place. Elle sera composée d’un éléphant portant une tour à la maniére des anciens. L’eau jaillira de la trompe de l’éléphant.

De vives acclamations se sont fait entendre de toutes parts. L’architecte a présenté à S. Exc. une planche de métal destinée à être placée dans la première pierre du monument. »

Pendant l’année 1809, on remodèle l’endroit où doit être implantée la fontaine qui sera alimentée en souterrain par l’eau du canal de l’Ourcq. En 1810, un décret impérial est rendu : l’éléphant sera fait du bronze des canons espagnols.

« Un décret rendu par S. M. le 9 février 1810, au palais des Tuileries, contient les dispositions suivantes :
Il sera élevé sur la place de la Bastille une fontaine sous la forme d’un éléphant en bronze, fondu avec les canons pris sur les Espagnols insurgés
 ; cet éléphant sera chargé d’une tour, et sera tel que s’en servaient les anciens ; l’eau jaillira de sa trompe.

Les mesures seront prises de maniére que cet éléphant soit terminé et découvert au plus tard le 2 décembre 1811. »

Mais il en est au XIXe siècle comme aujourd’hui : les travaux prennent du retard, et l’on remplace l’architecte. C’est Alavoine qui reprend le projet. En juillet 1813, Le Moniteur universel peut affirmer que les constructions sont fort avancées :

« Cette année, le piédestal et tous les corridors pour le passage de l’eau sont en grande partie terminés. […]

Toute la charpente, qui ne ressemble pas mal à la carcasse d’une frégate, est recouverte de plâtre, et les sculpteurs sont maintenant occupés de donner la forme aux différentes parties de cet animal. »

À la fin de l’année 1813, on assure que dans « l’intérieur de l’une de ses jambes sera pratiqué un escalier à vis ». Pour présenter le projet, Alavoine fait réaliser une maquette en plâtre à l’échelle 1. Montée sur une structure de bois et de fer, cette réalisation qui se devait d’être provisoire est installée au sud-est de la place. Elle y restera plus de 30 ans, protégée dans une baraque en bois.

En avril 1814, Napoléon abdique, et Louis XVIII s’installe sur le trône de France. Une fontaine en hommage à l’ex-Empereur devient soudain moins appropriée. Dans le Journal des débats politiques et littéraires, on s’interroge : et pourquoi pas une statue d’Henri IV en lieu et place de l’éléphant ?

« Qu’attendons-nous ? Pendant que la souscription se remplit, les premiers travaux, qui sont peu dispendieux, se peuvent toujours commencer ; les autres seront moins longs et moins chers qu'on ne pense : déjà nous avons un atelier, une fosse, des fourneaux, construits pour la fonte du gros éléphant de la place de la Bastille, auquel on ne songe plus, j'espère. »

Les travaux colossaux de soubassement et d’arrivée des eaux se poursuivent néanmoins. Mais d’éléphant en bronze, toujours pas.

En 1833, nouveau changement de plans. La monarchie de Juillet veut une colonne. On utilisera le bassin circulaire et le piédestal pour le socle, et les ouvertures destinées à laisser passer l’eau serviront de caveaux pour les victimes de la révolution de Juillet. Le 22 février 1833, la décision est prise :

« Le principe de l’érection du monument de juillet est déjà fixé par la loi du 13 décembre 1830 ; il s’agit aujourd’hui de déterminer le lieu où il devra être construit, et la somme qui y sera consacrée. Suivant le projet de loi, ce monument sera érigé à Paris, sur la place de la Bastille. C’est à Paris que la révolution de juillet s’est accomplie ; c’est sur la place de la Bastille qu’un premier évènement de juillet s’était déjà manifesté […].

Chacun de nous se souvient que la fontaine publique dont le nouveau monument va occasionner la suppression, devait être surmontée d’un éléphant dont la masse avait seule paru convenir à l’étendue de la place de la Bastille.

L’étude du modèle en a été faite et achevée à grands frais. Espérons que ce genre de décoration, qui devait rappeler de grands souvenirs historiques, ne sera pas perdu pour les arts, et que le Gouvernement trouvera le moyen de l'employer sur un autre point. »

On conserve la maquette en prévision d’un autre projet que l’on destine à d’autres emplacements : sur le rond-point des Champs-Élysées (1837), l’esplanade des Invalides (1839), puis au sommet de l’arc de l’Étoile (1840) et à la barrière du Trône (1841).

Finalement, le coup de grâce arrive en juillet 1846 : l’éléphant de plâtre est abattu. Les Parisiens se rendent devant la construction car une rumeur circule : la maquette recèlerai un trésor bientôt mis à jour. Mais aux premiers coups de masse, c’est une autre surprise qui attend les curieux :

« On avait découvert que les flancs du colosse renfermaient une énorme quantité de rats. En démolissant le monument, ces rats, chassés de leur retraite, devaient se répandre dans les quartiers environnants et y commettre de déplorables ravages. Déjà le premier coup de marteau en avait fait sortir deux ou trois cents, et on calculait que le nombre total devait être au moins de sept à huit mille.

Un chimiste est venu détruire ce fléau ; les rats ont péri, et dès que le monument a été désinfecté, la démolition s'est exécutée sans péril. »

Le malheureux éléphant de plâtre n’aura donc vécu que quelques années. Mais Victor Hugo (qui en avait récupéré un morceau au moment de sa démolition) le rendra immortel grâce aux Misérables.

« C’était un éléphant de quarante pieds de haut, construit en charpente et en maçonnerie, portant sur son dos sa tour qui ressemblait à une maison, jadis peint en vert par un badigeonneur quelconque, maintenant peint en noir par le ciel, la pluie et le temps. Dans cet angle désert et découvert de la place, le large front du colosse, sa trompe, ses défenses, sa tour, sa croupe énorme, ses quatre pieds pareils à des colonnes faisaient, la nuit, sur le ciel étoilé, une silhouette surprenante et terrible. On ne savait ce que cela voulait dire. C'était une sorte de symbole de la force populaire. C'était sombre, énigmatique et immense. C'était on ne sait quel fantôme puissant visible et debout à côté du spectre invisible de la Bastille. »