Écho de presse

« La Petite danseuse » de Degas lynchée par la presse

le 01/06/2019 par Pierre Ancery
le 19/12/2017 par Pierre Ancery - modifié le 01/06/2019
La Petite Danseuse de quatorze ans, Edgar Degas, 1881 ; source WikiCommons

En 1881, cette célèbre sculpture d'Edgar Degas est exposée au Salon des Indépendants. Elle provoque le dégoût de la presse, qui la trouve « laide » et « effrayante ».

C'est une petite ballerine de quatorze ans, captée dans une attitude de repos, la tête relevée, les mains jointes dans le dos et les pieds formant la quatrième position classique. Haute de 98 cm, elle est en cire et vêtue d'un tutu en tissu réel et de vrais chaussons. Sa Petite Danseuse, le peintre et sculpteur Edgar Degas (1834-1917) l'a voulue réaliste. Trop, sans doute, pour la presse de 1881, qui est horrifiée par cette œuvre présentée à la sixième exposition des impressionnistes à Paris.

 

Paul Mantz, dans Le Temps du 23 avril, est le plus violent :

 

« Avouons-le tout de suite, le résultat est presque effrayant [...]. La malheureuse enfant est debout, vêtue d'une robe de gaze à bon marché, un ruban bleu à la ceinture, les pieds chaussés de ces souliers souples qui rendent plus faciles les premiers exercices de la chorégraphie élémentaire […].

 

Elle avance, avec une bestiale effronterie, son visage ou plutôt son petit museau, et le mot ici est tout à fait à sa place, car cette pauvre fillette est un rat commencé. Pourquoi est-elle si laide ? Pourquoi son front, que ses cheveux couvrent à demi, est-il déjà, comme ses lèvres, marqué d'un caractère si profondément vicieux ?

 

M. Degas est sans doute un moraliste, il sait peut-être sur les danseuses de l'avenir des choses que nous ne savons pas. Il a cueilli aux espaliers du théâtre une fleur de dépravation précoce, et il nous la montre flétrie avant l'heure. Le résultat intellectuel est atteint. Les bourgeois admis à contempler cette créature de cire restent un instant stupéfaits, et l'on entend des pères qui s'écrient : Fasse le ciel que ma fille ne devienne pas une sauteuse ! »

 

Dans Le Constitutionnel, Henri Trianon est à peine plus clément :

 

« M. E. Degas paraît être un des naturalistes là. Les envois de son exposition ne contiennent guère que des choses déplaisantes et même repoussantes […]. Veut-il nous présenter une statuette de danseuse, il la choisit parmi les plus odieusement laides, il en fait le type de l'horreur et de la bestialité.

 

Eh ! oui, certes, dans les bas-fonds des écoles de danse, il est de pauvres filles qui ressemblent à ce jeune monstre, du reste bien planté et soigneusement étudié ; mais à quoi ces choses-là sont-elles bonnes dans l'ordre de la statuaire ? Mettez-les dans un musée de zoologie, d'anthropologie, de physiologie, à la bonne heure ; mais dans un musée d'art, allons donc ! »

 

Tandis qu'Albert Wolff du Figaro, qui a lui aussi vu la Danseuse, prédit avec assurance à son auteur un destin de raté :

 

« Ce que je viens de dire de Mlle Cassatt, qui donne quelque éclat au groupe des Indépendants, s'applique également à Mlle Morisot, et avant tout à M. Degas, le chef de cette coalition. Je ne veux pas m'arrêter à son exposition de cette année qui est tout à fait médiocre ; mais que de jolies choses j'ai vues de cet homme de talent, que de dessins d'une coupe originale ; que de vie souvent dans les danseuses de l'Opéra, que M. Degas, de parti pris, s'obstine à faire laides et horribles. Que de maîtresses qualités qui, en somme, n'aboutissent à rien de complet !

 

Voici M. Degas près de la cinquantaine et son œuvre se compose toujours comme il y a trente ans, de tentatives intéressantes ! Il est le porte-drapeau des Indépendants, il en est le chef ; on l'adule au café de la Nouvelle Athènes. C'est ainsi que M. Degas régnera jusqu'à la fin de sa carrière, dans un petit milieu ; plus tard, dans une vie meilleure, il planera sur le faisceau qui se renouvellera toujours comme une sorte de Père Eternel, Dieu des ratés ! Franchement, il pourrait ambitionner de plus belles destinées ! »

 

Pour comprendre ce rejet massif, il faut se replacer dans la tête de Degas. Son unique souci, en faisant poser la petite Marie van Goethem (une élève de l'Opéra de Paris), était de rendre la réalité brute, et non une version idéalisée de son corps de jeune fille – un choix artistique considéré à l'époque comme totalement iconoclaste.

 

D'où le registre moral dans lequel se placent les critiques d'art de 1881, stupéfaits et horrifiés devant ce front fuyant et cette mâchoire prognathe, des traits qui dans la vision physiognomoniste d'alors passent pour « profondément vicieux », voire criminels. Avec un tel visage, La Petite Danseuse ne pouvait être, pour eux, qu'une fille facile, quasiment une prostituée...

 

Après le scandale, l’œuvre sera oubliée. Elle ne sera redécouverte qu'après la mort de Degas, par Albert Bartholomé, son ami sculpteur, qui la rénovera et en tirera plusieurs exemplaires. La Petite Danseuse de quatorze ans est aujourd'hui l'une des sculptures les plus célèbres de tout le XIXe siècle.