Écho de presse

La bataille du Louvre pour « L’Angélus » de Millet

le 10/08/2019 par Michèle Pedinielli
le 17/01/2018 par Michèle Pedinielli - modifié le 10/08/2019
« L'Angelus » de Jean-François Millet, peinte entre 1857 et 1859, est exposée depuis 1986 au musée d'Orsay, à Paris - source : WikiCommons

En 1889, le Louvre et l’American Art Association se disputent la propriété du célèbre tableau de Jean-François Millet. La France semble d'abord l’emporter – mais…

« “L’Angélus” de Millet a fait une bonne traversée, ainsi que nous l'annonce une dépêche de New-York :

“L’Angélus de Millet est arrivé hier à bon port. La toile de Millet sera exposée le mois prochain, dans les galeries artistiques de New-York. Ses propriétaires la transporteront ensuite à Boston et à Chicago.” »

Cette brève du 19 octobre 1889 des Échos de Paris a sans doute rassuré les amateurs d’art soucieux du voyage de l’illustre tableau de Jean-François Millet, mais elle renforce la déception patriotique qui accompagne la perte de cette œuvre.

Pourtant, au mois de juillet précédent, l’affaire semblait entendue : le musée du Louvre avait fait l’acquisition de l’Angélus pendant la vente Secrétan ; L’Univers Illustré exultait.

« La vente Secrétan a été le grand événement parisien de la semaine dernière ; et l'on peut dire, avec un de nos confrères du Parti national, que la France y a gagné une grande bataille.

La plupart des tableaux de cette admirable collection sont, en effet, restés entre des mains françaises. “L’Angélus”, le fameux Angélus, de Millet, a été acquis par le Louvre au prix fabuleux de cinq cent cinquante et un mille francs.

Les applaudissements ont éclaté dans toute la salle lorsque M. Paul Chevalier, commissaire-priseur, s'est levé pour annoncer le nom de l'acheteur, M. Antonin Proust. Les cris de “Vive la France !” ont retenti de toutes parts, comme au lendemain d'une grande victoire. »

Toutefois, ledit Antonin Proust, qui intervient au nom du Louvre, n’a pas la somme de 551 000 francs et compte sur une décision parlementaire pour réunir les fonds nécessaires. Et c’est là que le bât blesse. À la Chambre, on est partagé sur le bien-fondé de cette dépense.

Édouard Lockroy, ancien ministre, se refuse à voir partir le tableau outre-Atlantique.

« La Chambre a le devoir de voter le crédit nécessaire pour permettre à l'État de ratifier l'acquisition qui a été faite à son intention.

L'Angélus est l'œuvre la plus importante de Millet. La lutte internationale qui s'est engagée autour de ce tableau, la légende qui s'est créée à la suite de la vente Secrétan nous imposent l’obligation de ne pas nous en dessaisir. C'est maintenant pour nous une question d'amour propre et je voterai le crédit. […]

Et puis, pouvons-nous décemment reculer ? Si l'État, faute de crédits, était obligé de refuser aux acquéreurs de racheter le tableau de Millet, il passerait aux Américains, et nous aurions la honte de voir l'Angélus promené dans toutes les Amériques avec cette inscription : “Acheté par les Américains, refusé par la Chambre française”. »

Face à lui, Jacques Salis, député de la gauche radicale de l’Hérault, ne veut rien savoir.

« Je blâme d'abord l'institution d'un syndicat qui, sans autorité et sans mandat, engage les fonds de l'État.

Au risque de paraître béotien, j’estime que le tableau de Millet a été payé trop cher. 553 000 francs ! ! Il n'y a pas de chef-d'œuvre qui vaille ce prix-là et la République n'est pas assez riche pour se permettre un pareil luxe. […]

Je ne vois, pour ma part, aucun inconvénient à ce que les œuvres de nos artistes aillent à l'étranger. Au contraire, elles témoigneront de la grandeur et de la supériorité du génie français. »

À La Lanterne, on trouve également « qu’une pareille somme pourrait, par les temps qui courent, trouver certainement un meilleur emploi ». Et on a une proposition pour couper la poire en deux.

« Puisque les Américains tiennent tant à avoir le chef-d'œuvre de Millet, pourquoi ne l'enverrait-on pas à New-York ?

Là, pendant quelques mois, le fameux tableau serait exposé et les Américains pourraient le contempler tout à leur aise, moyennant un dollar.

Quand, grâce à cette redevance, le syndicat sera rentré dans ses fonds, on fera revenir l'Angélus en France, et le syndicat pourra l'offrir au musée du Louvre, sans que cela lui coûte quoi que ce soit. »

En dépit de tous les efforts déployés pour acquérir L’Angélus, il manquera néanmoins un élément : du temps. En effet, le projet de loi afin d’acquérir la toile n’a pas été mis assez tôt à l’ordre du jour pour que le Sénat pût en discuter. Au bout d’un certain temps, il est donc retiré.

« Malgré les patriotiques efforts du syndicat qui s'était formé afin d'assurer à la France la propriété de l’Angélus, l'œuvre maîtresse du peintre Millet va nous être enlevée par l’Amérique.

Une loi était nécessaire pour que l'Angélus fût à nous, mais nos législateurs n'ont pas eu le temps de la voter ; il faut donc faire notre deuil de la célèbre toile. »

 

Le Temps publie une lettre d’Antonin Proust qui confirme son regret de voir partir la toile, mais salue toutefois la « courtoisie » des Américains.

« Quand l'Angélus nous a été adjugé au milieu d'une véritable explosion de patriotisme – sur ce point, on n'a rien exagéré –, les Américains sont venus séance tenante nous déclarer qu'ils s'étaient arrêtés par égard pour la France ; mais qu'ils demandaient, dans le cas où l'État français ne deviendrait pas propriétaire de l'Angélus, que la toile leur fût cédée au prix d'adjudication.

Je leur adresse à nouveau aujourd'hui, au nom de mes amis et au mien, l'expression de mes plus vifs remerciements pour cet acte de courtoisie, et je les avise que l'Angélus est la propriété de l'American Art Association. »

Il faudra attendre 1910 et la mort d’Alfred Chauchard, devenu entre-temps propriétaire de L’Angélus pour 800 000 francs, pour que le tableau prenne sa place au Louvre. Le président Fallières inaugure en décembre la fameuse collection et les journaux s’empressent de chanter les louanges du tableau perdu puis retrouvé pour la France.

Parmi eux, Le Soleil fait entendre une voix un peu discordante.

« Arriverait-il au chef-d'œuvre de Millet la même mésaventure qu'aux plus beaux airs d’opéra qui, à force d’être serinés par les orgues de Barbarie, joués sur tous les pianos, vulgarisés dans toutes les rues, finissent par devenir une rengaine ? […]

La vérité, c'est que les chromos, les reproductions sans nombre lui font du tort, qu’on l’a trop vue. »

Enfin, le journaliste de Gil Blas qui se rend quelques jours plus tard au Louvre, note avec ironie la réaction de nombreux visiteurs.

« À l'exposition actuelle, ce n'est qu'un cri :
– Tiens, c'est bien petit
 !
En effet, la toile est de petite dimension. Et on assurait, hier, que M. Fallières trouvait qu'en vérité, pour le prix, il aurait pu y en avoir davantage.
 »

Depuis 1986, L’Angélus est exposé au musée d’Orsay, de l’autre côté de la Seine.