Quand les Français découvraient Nietzsche
Lus à partir des années 1890 en France, les livres du plus célèbre philosophe allemand du XIXe siècle sont admirés dans la presse d'alors. Même si certains journaux crient au fou.
Né en 1844, Friedrich Nietzsche aura écrit toute son œuvre entre 1871 (La Naissance de la tragédie) et 1888 (Ecce homo). Mais celui qui déclarait être « né posthume » ne sera vraiment lu et reconnu en-dehors d'Allemagne qu'à la toute fin du XIXe siècle. En France, son œuvre déclenchera alors un flot de commentaires passionnés.
Avant les années 1890, on ne parle quasiment pas de lui. Son nom est certes mentionné comme un exemple de « wagnérisme » forcené dès 1877, dans le journal Le Français, qui fait une critique peu élogieuse de son ouvrage Richard Wagner à Bayreuth :
« M. Nietzsche, professeur de philologie classique à l’université de Bâle [...], a essayé de peindre l’écrasement physique et moral qu’il a éprouvé en entendant exécuter la tétralogie des Nibelungen […]. Il est bien difficile d'y comprendre grand-chose, et, lorsqu’on a lu attentivement ces deux cents pages, on n’a dans la tête qu’un fourmillement de mots. »
En 1890, dans une note de bas de page, un rédacteur du Ménestrel explique qu'il est « mort fou », comme Louis II de Bavière ou Charles Baudelaire, autres admirateurs de Wagner. Sauf qu'en réalité, Nietzsche n'est pas encore mort : il ne s'éteindra qu'en 1900.
En revanche, il est bien fou... Après une violente crise survenue à Turin en 1889, l'auteur de Par-delà le bien et le mal vit désormais dans une clinique d'aliénés à Bâle, où il a été interné et où il finira ses jours.
Sa célébrité, elle, est en marche. En 1892, Le Figaro écrit :
« Serions-nous devenus sans nous en douter des disciples de Nietzsche ? Ce philosophe qui abuse des consonnes dans l'orthographe de son nom est en ce moment à la mode à Berlin, mais il est peu connu en France.
D'un trait de plume, il a supprimé la morale. Il considère la notion du bien et du mal comme un préjugé vulgaire, dont les esprits cultivés doivent s'affranchir. »
C'est en 1893 qu'Henri Albert l'introduit auprès du public « cultivé ». Dans un article paru dans le Mercure de France, celui qui sera le traducteur de Nietzsche consacre au philosophe allemand une étude approfondie. C'est le premier article français à tenter de vulgariser sa pensée.
« Inconnu, le poète philosophe le resta durant toute son activité littéraire. Seuls, quelques rares fervents connaissaient ses œuvres […].
Maintenant Nietzsche est célèbre. La gloire qu’il méprisait tant, mais dont il entrevoyait l’aurore dans un avenir encore très lointain, lui est venue durant son vivant.... [...]. Les anthologies s’ornent de ses sentences, les poètes épigraphient leurs pièces de vers de ses magnifiques aphorismes.
Cependant, l’auteur de Zarathustra reste ignoré de la foule. Il a fait de trop profondes plaies aux idoles des classes moyennes, ce qu’il écrit s’insurge trop violemment contre ce qui depuis des siècles a été sanctifié par l’usage, pour devenir jamais un auteur populaire.
Professeurs et “philistins” voient avec terreur la jeunesse intellectuelle accourir en foule aux sources de ses enseignements, et je sais telle ville universitaire, et des plus “éclairées”, où son nom n’a encore pénétré que pour exciter l'horreur et l’effroi des “honnêtes gens”. »
Henri Albert évoque ensuite l'œuvre de Nietzsche, qu'il qualifie de « vivifiant remède » pour la « torpeur intellectuelle et morale » de la « jeunesse tourmentée » d'Europe. Avant de la résumer longuement :
« “Deviens toi-même”, dit Nietzsche.
Pour devenir lui-même, le jeune homme cherche un éducateur, un libérateur qui le soutienne dans ses luttes contre l’invasion du vulgaire, un guide qui lui indique la voie vers sa propre personnalité. Nietzsche, lui aussi, avait cherché des maîtres ; il les avait trouvés en Schopenhauer et en Wagner. Auprès d’eux nous pouvons apprendre à être “inactuels”, à nous élever contre notre temps [...].
Le bonheur est impossible. Ce que l’homme peut atteindre de plus haut, c’est une vie héroïque, une vie de lutte difficile, pour une cause qui, d'une façon ou d'une autre, servira à tous. La base de toute culture, c’est de produire des Philosophes, des Artistes et des Saints : eux seuls sont le but de l’histoire.
“L’humanité doit travailler continûment à engendrer des grands hommes, cela et rien autre doit être sa tâche.” »
Les études et articles sur Nietzsche vont dès lors se multiplier. Il devient un penseur incontournable, aussi critiqué qu'admiré. Son idée de l'avènement prochain d'une race de « surhommes » suscite de nombreux commentaires. Ainsi, en 1894, toujours dans Le Mercure de France, l'écrivain Rémy de Gourmont la fait sienne :
« Nietzsche, le négrier de l’idéalisme, le prototype du néronisme mental, réserve, après toutes les destructions, une caste d’esclaves sur laquelle le moi du génie peut se prouver sa propre existence en exerçant d’ingénieuses cruautés. Lui aussi veut qu’on le connaisse et que l’on approuve sa gloire d’être Frédéric Nietzsche — et Nietzsche a raison. »
D'autres sont moins convaincus. En 1895, Le Siècle qualifie Nietzsche « d'anarchiste littéraire », écrivant :
« Quand le cerveau ne travaille plus que sur lui même, il est bientôt asservi à un petit nombre d'idées, quelquefois une seule ; tout s'y rapporte, elles transforment tout : c'est la folie. Que l'homme soit orgueilleux, ça sera la folie des grandeurs ; qu'il soit délicat, sensitif, susceptible, sa folie d'orgueil s'aigrira ; et pour peu qu'il soit agité de ce besoin étrange d'enseigner et de prédire, voilà un apôtre pessimiste. Nietzsche en est un.
Nietzsche s'isole du monde, il méprise les œuvres des hommes, se replie et cherche en soi les éléments de la religion qu'il propose : il n'y trouve que les passions humaines, des propres passions natives, exaspérées parce qu'elles ne sont pas satisfaites, et déréglées parce qu'elles ne rencontrent pas, comme dans la vie réelle, la concurrence et l'obstacle d'autres passions. »
Le 25 août 1900, lorsque Nietzsche meurt, l'importance de sa pensée ne fait plus débat même si elle a de nombreux contradicteurs. Toute la presse parle de son décès.
« Deux penseurs ont exercé une influence incontestable sur cette fin de siècle, Ruskin et Nietzsche […].
Le second [...] fut, dans le domaine de la sociologie, un voyant et un prophète, mais dont le verbe mystique proclamait une religion toute naturelle en opposition complète avec l'idéalisme chrétien, la religion de la Force, le triomphe du “surhomme”, aussi supérieur à l'homme que l'homme le fut aux animaux. »
« Exalter la vie, dénoncer le principe de renoncement du christianisme comme le principe “d’une morale d’esclaves”, exalter jusqu’au lyrisme le principe de la lutte pour la vie, en déduire une “morale des forts”, prédire l’avènement du “surhomme” aussi supérieur à l’homme que l’homme le fut aux animaux, peut-être surtout est-ce là un sujet de poésie, et l’on trouverait chez Nietzsche, comme chez tous les écrivains oratoires, de successives contradictions.
Mais l’écrivain restera : il en est peu d’une telle puissance verbale et d’une telle richesse. »
Tandis que Jean Bourdeau, dans Les Annales politiques et littéraires, écrit :
« Pris à petites doses, certains poisons peuvent devenir salutaires. La philosophie de Nietzsche s'offre comme antidote à la maladie du siècle, au pessimisme découragé, à la tour d'ivoire, au mépris, au dégoût de la vie. N'est-il pas le professeur d'énergie par excellence, lui qui donne ce précepte : Se lever chaque matin avec plus de volonté qu'on en avait la veille ? »
L'influence de Nietzsche fut déterminante sur la pensée du XXe siècle. Elle continue encore de s'exercer sur nombre de philosophes actuels.