La danseuse Cléo de Mérode, maîtresse du Roi des Belges ?
À partir de 1895, on prête à Cléo, star de l’Opéra de Paris, le Roi Léopold II pour amant – rumeur qui poursuivra la danseuse de longues années.
Née le 27 septembre 1875, Cléopâtre-Diane de Mérode est le « petit rat » de l’Opéra de Paris depuis l’âge de sept ans. Ballerine applaudie pour sa technicité et sa grâce, la brune longiligne, au visage ovale percé de grands yeux bruns mystérieux, fait chavirer les cœurs. Mais la belle paraît presque trop sage pour être honnête. L’atmosphère de séduction qui règne au foyer de la danse où industriels, banquiers et mondains ont leurs entrées, avides de dénicher une jolie maîtresse, expose les jeunes filles à toutes les médisances.
Le 29 septembre 1895, le journal Gil Blas raconte que la veille au soir, après le premier acte d’une représentation, Léopold II se fait présenter le petit bataillon de l’Opéra. Seule Cléo de Mérode capte son attention : « [Il] vint droit à elle et lui fit des compliments, tant de compliments que la pauvrette en devint rose ».
Le journaliste poursuit :
« L’entretien a duré quelque temps comme cela. Lui, galant, spirituel, boulevardier et demi, comme un vrai Belge ; elle, un peu émue, à ce qu’elle m’a avoué. Qu’est-ce que lui a dit Léopold ? On ne le saura jamais. Elle ne se souvient plus de ces choses qui si doucement arrivaient à ses oreilles voilées. Seulement, elle trouve le roi très gentil… oh ! très gentil !
En a-t-elle fait, des jalouses, ce soir-là !
D’autant plus qu’avant de quitter les coulisses, le souverain l’a fait rappeler pour causer une dernière fois avec elle. Le reverra-t-elle ailleurs qu’au foyer de l’Opéra ? J’ai eu l’audace de lui demander.
Elle ne m’a pas dit oui, mais elle ne m’a pas dit non. »
Le même journal précise que les plus talentueuses danseuses n’intéressent guère le monarque, davantage préoccupé des charmes de Cléo que de ses performances artistiques :
« Le Roi des Belges assistait, hier au soir, à la représentation de la Maladetta. Entre les deux actes du ballet de M. Gailhard, les directeurs le conduisirent au foyer de la danse, où Sa Majesté s’entretint très longuement (trop longuement, disaient les bonnes petites camarades) avec la jolie Cléo de Mérode.
C’est à peine si on put l’arracher à ce doux entretien pour Lui présenter mesdames Mauri et Subra, qui s’étaient pourtant surpassées. »
Quelques jours plus tard, le 11 octobre 1895, Le Matin se fait un plaisir de rapporter le surnom suggestif dont Cléo est affublée par ses camarades de scène :
« Les danseuses de l’Opéra n’ont pas de l’esprit que dans leurs pointes. Elles viennent de donner un surnom amusant à Mlle Cléo de Mérode, récemment félicitée, durant un entracte, par un souverain étranger.
Elles ne l’appellent plus que : Cléopold ! »
La faveur royale, montée en épingle par les danseuses jalouses, donne lieu aux plus folles rumeurs. Fin de siècle se désole, à la date du 6 octobre 1895, du départ prochain de Cléo :
« On parle du départ possible pour Bruxelles de Mlle Cléo de Mérode, l’exquise ballerine de l’Opéra.
S’il faut en croire les on-dit, MM. Bertrand et Gaillard, quoique désolés de se séparer de leur pensionnaire, lui ont galamment accordé la résiliation de son engagement, sur un simple désir exprimé par S. M. Léopold II, roi des Belges. »
Comment ? La belle Cléo de Mérode serait prête à quitter l’Opéra de Paris pour Bruxelles ?
Les journalistes diffusent l’information. On peut lire le 12 octobre 1895 dans Le Petit Troyen :
« Mlle Cléo de Mérode quitte le ballet de l’Opéra pour le théâtre de la Monnaie de Bruxelles. Les bonnes camarades qui n’ont pas la langue à la poche, je vous prie de le croire, donnent à ce départ des raisons plus ou moins romanesques. Un grand personnage de Belgique aurait décidé ce changement et les commentaires vont leur train. »
Au début de l’année suivante, suite à un scandaleux discours prononcé à la chambre belge sur les mœurs de Léopold II, la ballerine est une fois de plus sous le feu des projecteurs. Un journaliste français tente d’y voir plus clair et parvient à l’interroger.
L’interview est publiée dans La Presse le 16 février 1896 :
« Rue des Capucines, au cinquième étage. Je sonne, on ouvre :
- Vous désirez ?
- Mlle de Mérode.
- Impossible, elle est souffrante, elle vient de se fouler le pied.
- C’est bien regrettable. Je venais pour l’interviewer.
- Oh ! Alors, entrez ; je vais vous conduire auprès de ma fille.
Et l’aimable mère de la belle de Mérode m’introduit au salon où la maîtresse de céans repose, la jambe bandée, en un suggestif déshabillé, un superbe chat noir ronronnant sur ses genoux.
Tout de suite, la conversation s’engage sous l’œil défiant de la mère et de la danseuse.
- Vous n’ignorez pas, mademoiselle, qu’il a été question de vous ces jours derniers à la Chambre belge ?
- De moi, peut-être, mais surtout de Mlle Emilienne d’Alençon…
- Parlons de vous, si vous voulez bien. En somme, qu’y a-t-il de vrai dans cet… intérêt très vif que vous porte ou vous aurait porté le Roi Léopold ?
- Fort peu de choses. Vous allez en juger. J’ai vu Sa Majesté une seule fois, vous entendez, une seule fois, au foyer de la danse, à l’Opéra.
- Et que vous a dit le Roi Léopold ?
- Des banalités. Il m’a dit que j’étais la belle des belles ; qu’il serait très heureux de pouvoir m’applaudir à la Monnaie.
- C’est tout ?
- Pas tout à fait. Il aurait voulu… Mais je ne sais si je dois…
Ici Mme de Mérode mère intervient :
- En effet, le Roi Léopold a demandé à ma fille de venir vivre à Bruxelles. Elle s’y est énergiquement refusée. Car elle tient à garder intacte sa réputation. Elle a embrassé une carrière qui exige des efforts continus et une persévérance de tous les instants.
Toutes les histoires répandues sur Cléo sont donc de pure fantaisie. Ma fille est et restera à l’Opéra. Un Roi, fut-il le Roi Léopold, ne saurait la détourner de ses devoirs.
C’est sur ces mots que l’entretien a pris fin. Nous laissons au lecteur le soin d’en tirer la morale. »
Mais Cléo de Mérode n’est pas débarrassée des racontars. On reste persuadé de sa liaison avec le Roi, à tel point que Léopold n’ose plus venir la voir danser, comme le rapporte Gil Blas le 10 novembre 1896 :
« S. M. Léopold, roi des Belges, chacun sait cela, autrefois venait souvent passer une soirée à Paris. Maintenant il n’ose plus de peur de ternir la réputation de mademoiselle Cléo de Mérode. »
Un an plus tard, tandis que Cléo s’apprête à rentrer d’un voyage en Amérique et que cette pseudo romance semble enterrée, L’Aurore, un brin persifleur, joue les trouble-fête le 19 novembre 1897 :
« CLÉO DÉCORÉE.
On assure que Mlle Cléo de Mérode va être décorée dès son retour d’Amérique. Léopold II vient, en effet, de créer pour le Congo un “ordre de la Couronne” exclusivement réservé à “ceux qui se sont signalés, soit par leurs mérites artistiques, littéraires ou scientifiques, soit dans les sphères des intérêts commerciaux et industriels, soit par leur dévouement aux œuvres civilisatrices africaines”.
On sait combien le Roi des Belges prise “les mérites artistiques” de la jeune danseuse de l’Opéra. Aussi Mlle Cléo sera-t-elle une des premières couchée sur la liste des membres de l’ordre de la Couronne du Congo. »
Léopold II se serait élégamment confié à un ami au sujet de la ballerine, comme pour démentir les rumeurs, ainsi que le révèle, bien des années après les événements, en 1909, Le Petit Troyen :
« Je n’ai eu le grand plaisir de voir cette jolie danseuse qu’une seule fois, à l’Opéra, au foyer de la danse. On me l’a présentée comme l’un des plus gracieux sujets de l’Académie nationale de musique. Je n’ai pas hésité à la féliciter sur sa beauté.
Quelques-unes de ses camarades faisaient cercle autour de nous. Il n’en a pas fallu davantage pour qu’un vol abondant de jeunes canards s’envolât aux quatre coins du monde.
Cette histoire est plus flatteuse pour moi que pour Mlle Cléo : elle a une royauté plus puissante que la mienne… »
Si la presse française se désintéresse de l’affaire, c’est aux États-Unis qu’elle ressurgit des années plus tard, lorsqu’un producteur américain s’empare de cette supposée vie amoureuse avec Léopold II – mais aussi avec Edward VII d’Angleterre –, pour en faire un film.
La danseuse s’offusque alors dans La Presse, le 13 octobre 1922 :
« C’est faux ! Je n’ai jamais eu avec ces Rois que des relations mondaines.
Je sais que des potins ont circulé à l’époque, me représentant comme la favorite de ces têtes couronnées. Je ne m’en suis pas inquiétée, et voici que les Américains ramassent aujourd’hui ces racontars dans le but de lancer un film… »
Qui croire, que croire alors ? Un brin de mystère demeure, plus de cent ans après les faits.
–
Marie Petitot est l'auteure du site Plume d'Histoire.