Moby Dick, « livre gigantesque et monstrueux »
Magistral roman d'aventures paru en 1851, Moby Dick d'Herman Melville est aussi une puissante œuvre métaphysique. Sartre et Maurice Blanchot salueront, un siècle après sa parution, « un monument ».
Livre devenu culte bien que n'ayant pas immédiatement suscité l'enthousiasme de la critique, Moby Dick est un roman de l'écrivain américain Herman Melville paru en 1851, dont le titre vient du surnom donné à un grand cachalot blanc au centre de l'intrigue.
Fort de son expérience de marin, Melville livre un récit grandiose qui se déroule dans les années 1840, alors que la chasse à la baleine connaît son âge d’or. Ismaël, le narrateur, embarque sur le Péquod, baleinier commandé par le capitaine Achab. Ismaël se rend vite compte que le bateau ne chasse pas uniquement pour alimenter le marché de la baleine : Achab veut se venger de Moby Dick, un énorme cachalot blanc particulièrement féroce qui lui a arraché une jambe par le passé. Le Péquod finira par sombrer au large des îles Gilbert en laissant Ismaël seul survivant, flottant sur un cercueil.
Melville s'est inspiré de faits réels : dans les années 1830, une baleine blanche est souvent aperçue à proximité de l'île chilienne de Mocha. Criblée de harpons, cette baleine géante qu’on surnommait Mocha Dick attaquait régulièrement les baleiniers.
Le roman de Melville est traduit une première fois en France en 1928 sans rencontrer de véritable succès critique ni commercial, puis une seconde fois en 1941, près d'un siècle après sa parution, avec plus de retentissement, par un grand nom de la littérature : Jean Giono. La critique applaudit.
« Plus qu'un chef-d'œuvre, un formidable monument », s'enthousiasme Jean-Paul Sartre dans la revue Comœdia :
« Si vous entrez dans ce monde, ce qui vous frappera d'abord, c'est l'absence de toute couleur. Un monde raviné, hérissé, bosselé, avec des aspérités et des reliefs, d'énormes vagues figées ou mouvantes. [...]
Mais lorsque le lecteur se trouve enfin devant la condition humaine nue, lorsqu'il voit l'Homme de Melville, cette transcendance déchue, dans son horrible délaissement, ce n'est plus une épopée qu'il croit avoir lue, mais une énorme somme, un livre gigantesque et monstrueux doucement antédiluvien, et qui ne saurait se comparer, dans sa démesure, qu'au Pantagruel de Rabelais ou à l'Ulysse de Joyce. »
Un autre grand nom des lettres, le philosophe et écrivain Maurice Blanchot, rend également hommage à Moby Dick dans Le Journal des débats politiques et littéraires, saluant le souffle épique qui traverse ce magistral roman d’aventures :
« Le livre de Melville a tous les caractères des récits de grande aventure. Il en offre les points d'attrait, l'intrigue, le décor, le personnel. Il commence par des mystères de faible profondeur, se poursuit par des secrets qui ne semblent là que pour provoquer des péripéties et, après les tours et les détours qui emportent l'attention, se termine par le drame inévitable où tout sombre, sauf la raison d'être du livre. »
Plus qu'un roman d'aventures, Moby Dick, comme le relève Blanchot, est aussi un roman métaphysique, un questionnement métaphorique sur le bien, le mal et la place de l’homme dans l’univers :
« Cette histoire est celle du capitaine du baleinier, Achab, qui pendant une chasse précédente a eu la jambe coupée par une baleine blanche et qui a gardé de son accident un désir impitoyable de vengeance. [...]
Il apparaît bien vite que ce capitaine au nom biblique représente, par sa folie et son esprit désespéré, un destin dont l'ombre pénètre tout le livre et lui donne sa signification. [...]
Moby Dick est devenu pour ce héros à demi-consumé l'obstacle fondamental de sa vie, l'adversaire géant, contre lequel il sait qu'il se brisera, mais qui s'est mis en travers de son existence, le reflet d'une volonté épouvantable qui le hante, le brûle, et qu'il ne touchera que dans l'abîme de son propre anéantissement.
Melville en parlant de la baleine blanche, parle d'un archange et il explique longuement que la blancheur est le signe d'une certaine présence mystique. Il n'est donc pas douteux qu'en faisant le récit de cette chasse légendaire, il a voulu renouveler l'antique récit du combat de Jacob avec l'Ange, se donnant l'objet irréalisable d'attirer Dieu même dans son livre, d'exprimer son propre rêve d'écrivain et d'homme qui était de combattre le destin et de le mesurer par une volonté incroyable de défi, persistant dans la défaite et dans la mort. »
Jean Giono, lui, écrira à propos de l'écriture de Melville :
« La phrase de Melville est à la fois un torrent, une montagne, une mer. [...]
Mais comme à la montagne, le torrent ou la mer, cette phrase roule, s'étire et retombe avec tout son mystère. Elle emporte ; elle noie. [...] Toujours elle propose une beauté qui échappe à l'analyse mais frappe avec violence. »
Moby Dick est aujourd'hui unanimement considéré comme l'un des romans majeurs de la langue anglaise.