Barbey d'Aurevilly, virtuose de la méchanceté
Critique impitoyable, l'écrivain dandy Jules Barbey d'Aurevilly signa plus de mille articles. Parmi les victimes de sa plume féroce : Hugo, Flaubert, Zola ou George Sand.
Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889), que l'on surnommait de son vivant « le Connétable des lettres », est aujourd'hui surtout connu pour ses nouvelles (Les Diaboliques), ses romans (L'Ensorcelée, Une vieille maîtresse) et pour son essai Du dandysme et de George Brummell.
Écrivain raffiné, dandy extravagant, causeur admiré, mais aussi monarchiste et catholique intransigeant, il fut également un formidable acteur de la vie médiatique de la seconde moitié du XIXe siècle.
De 1832 à 1887, il rédigea ainsi plus d'un millier d'articles. « Allumer une poudrière sous les pieds des sots », telle était sa conception du journalisme. Les victimes de son ironie glacée et de son style foudroyant, bien souvent des gloires littéraires reconnues, furent innombrables.
En 1862, dans un article intitulé « Les bas-bleus du XIXe siècle », il s'en prend ainsi à la célèbre romancière George Sand :
« Elle n'a point d'originalité. Elle a cette chance, pour son bonheur littéraire du moment, de n'avoir pas d'originalité [...]. À la place, elle a ce qui plaît, avant tout, aux moyennes, l'abondance et la facilité. Comme son style est coulant ! disent les bourgeois. C'est leur éloge suprême.
Ils ne se soucient guère de ce qu'il charrie de limon, pourvu qu'il coule, car Mme Sand, qui a l'abondance, n'a pas la correction. Demandez à M. Théophile Gautier, qui est un grammairien, ce qu'il pense de la grammaire de Mme Sand ! Mais le bourgeois est comme les anguilles, il ne hait pas la vase ; il est mieux là-dedans. »
En 1865, il livre un portrait impitoyable de Prosper Mérimée, l'auteur de La Vénus d'Ille :
« Lord Byron, qui craignait l'embonpoint physique, ne prenait que des biscuits et du soda water, et se mesurait tous les jours les poignets pour voir s'ils n'avaient pas grossi. M. Mérimée, qui n'avait pourtant pas à craindre l'embonpoint intellectuel, semblait appliquer à son esprit et à son style le système de lord Byron et ses expériences. »
En 1869, à propos de Flaubert, qui vient de publier L’Éducation sentimentale, il écrit :
« Malheureusement, si M. Flaubert a le bonheur de n'être pas un esprit facile, il n'a nullement celui d'être un esprit fécond. Non, c'est un homme à pensées rares, qui, quand il en a une, la cuit et la recuit, et non point dans son jus, car elle n'en a pas.
C'est un esprit d'une sécheresse supérieure, parmi les Secs, une intelligence toute en surface, n'ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur, et d'un talent presque physique, comme celui, par exemple, du gauffreur ou du dessinateur à l'emporte-pièce, ou encore comme celui de l'enlumineur de cartes de géographie.
Il n'est pas besoin d'âme pour ces métiers et ces industries ; il n'en est pas besoin davantage pour les ouvrages que fait M. Flaubert. »
Zola, qu'il méprisait pour « sa haine du catholicisme », n'est guère épargné non plus :
« Vous rappelez-vous le Ventre de Paris, cette haute pièce montée de charcuterie, que M. Émile Zola, manches retroussées et le tablier sous l'aisselle, nous servait pompeusement, il y a quelque vingt mois ? […]
Grande pipée pour les niais ! Très peu original au fond, toujours en flagrant délit d'imitation de quelque chose ou de quelqu'un […], M. Zola, qui voudrait retrancher la spiritualité humaine de la littérature et du monde, n'est en définitive qu'un singe de Balzac, dans la crotte du matérialisme, écrivant pour les singes de M. Littré. »
Mais sa cible la plus célèbre n'est autre que Victor Hugo, pourtant totalement intouchable à cette époque. Barbey d'Aurevilly, qui l'avait déjà éreinté pour ses œuvres passées, le traite en 1872 de « Prussien » après la parution de L'Année terrible, recueil de poésie consacré à l'année 1871, que Barbey juge antipatriotique :
« Qu'importe que toute cette vieille poésie qui radote ne soit plus que de la poésie à procédé, où rien ne tient ni à clous ni à cheville, en bon sens, mais où il y a beaucoup de chevilles et encore plus de clous, en vers ! Qu'importe que le poète de l'Année terrible ne soit plus qu'un rabâcheur d'aurores, de rayons, de gouffres et de ténèbres ! Qu'importe sa bassesse enthousiaste avec le peuple, qu'il flatte comme son tyran [...] ! Tout cela est trop petiot pour que cela nous choque [...].
Ceci est infiniment simple et entre de plain pied dans tous les esprits : vous faites plaisir à tous ceux qui ont fait plaisir à la Prusse. [...] Vous n'êtes donc, dans votre Année terrible, qu'un employé volontaire de la Prusse ; et, s'il y a des gens qui en vous lisant, ne le comprennent pas ou le nient, c'est que le cosmopolitisme leur a pourri dans le cœur le sentiment de la patrie, comme à vous !
Vous pouvez renoncer à la langue française, qui ne s'en plaindra pas : car depuis longtemps vous l'avez assez éreintée. Écrivez votre prochain livre en allemand. »
Mais le critique féroce fut aussi capable d'enthousiasme, défendant Balzac, Stendhal, Baudelaire, ou encore Huysmans dans un article fameux consacré à son roman À Rebours :
« Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie. Rome et Bysance ont eu les leurs, mais je ne crois pas qu'on ait ramassé dans leurs ruines un livre pareil à celui-ci. »
Ses victimes lui rendirent souvent la politesse. Hugo, Flaubert et Zola le détestaient, ce dernier jugeant qu'il avait « deux ou trois siècles de retard ». En revanche, l'auteur des Diaboliques fut plus tard admiré par Marcel Proust, Paul Morand ou Georges Bernanos.