Écho de presse

L’ensorcelant visage de l’« Inconnue de la Seine »

le 14/07/2021 par Michèle Pedinielli
le 13/04/2018 par Michèle Pedinielli - modifié le 14/07/2021
« L'Inconnue de la Seine », circa 1900, moulage en plâtre - source : WikiCommons

Au début du XXe siècle, le masque mortuaire d’une jeune fille anonyme intrigue et fascine. Artistes français et allemands vont contribuer à forger sa légende.

C’est un visage doux, celui d’une jeune femme aux yeux clos, aux joues lisses et dont la bouche forme un léger sourire. Un sourire si énigmatique qu’on l’a parfois comparée à la Joconde. Ce visage est figé pour l’éternité en un masque mortuaire. Cette pratique était courante pour conserver les traits d’une célébrité défunte : de Dante à Cromwell en passant par Robespierre, les figures des grands hommes défiaient ainsi le temps.

De celle que l’on a appelée « l’Inconnue de la Seine », on ne sait pas grand-chose ; la légende se charge donc de combler les manques.

La jeune fille se serait noyée (suicidée pour les plus romantiques) dans la Seine à la fin du XIXe siècle. Puis, ébloui par sa beauté, un employé de la morgue de Paris aurait exécuté un moulage de son visage afin de conserver sa grâce.

Dans les années 1900, le portrait de l’Inconnue fascine de plus en plus d’artistes. L’Allemand Ernst Benkard lui fait une place de choix dans son étude sur les masques mortuaires, livre de référence qui attire l’attention du journaliste du Temps.

« Au hasard des pages, je reconnus ce petit masque de jeune femme, d’une rondeur si tendre, souriant, le nez un peu retroussé, les yeux voluptueusement fermés, dont tous les apprentis peintres ont copié le plâtre.

J’avais toujours cru, sans m’en informer davantage, y reconnaître une œuvre de la Renaissance, et comme il a la grâce et le modelé d’un Luini, j’avais pensé que je le retrouverais quelque jour dans une histoire de l’art, s’il me prenait fantaisie d’étudier l’école lombarde.

Quel ne fut pas mon étonnement d’apprendre que la mort avait sculpté cette tête charmante ! Elle était rangée sous le numéro 112, avec ce nom : l’Inconnue de la Seine. Le moulage avait été pris à la morgue. L’auteur du livre, Ernst Benkard, avouait que l’original lui était inconnu. La copie est chez tous les marchands de plâtres.

Ce sourire apaisé, mystérieux, est celui d’une désespérée qui s’est jetée à l’eau. Qui n’eût été intrigué ? »

Est-ce l’influence de cet historien de l’art et collectionneur allemand ? Le masque de l’Inconnue de la Seine connaît alors un engouement sans pareil outre-Rhin.

En 1933, dans la Munich nouvellement national-socialiste, à côté d’un automate faisant défiler des Chemises brunes devant le portrait d’Hitler, l’exposition d’un collectionneur d’objets met la belle Inconnue en vitrine.

« Un prospectus explique que cette jeune personne, au sourire de Joconde, sur des yeux clos, fut trouvée à la Morgue de Paris après qu'elle se fut noyée dans la Seine, qu'on ignore tout d'elle et que même le moulage original, pris sur son visage par un inconnu séduit par tant de beauté, est perdu.

On voit des familles qui lisent ce récit, qui regardent, bouche bée, ce visage. […]

Ce n'est pas pour le sot plaisir de sourire que je note ces instants de la rue munichoise, mais parce que cette espèce de religiosité très rudimentaire de ce peuple est un élément qui compte aussi dans sa vie politique : le portrait du Führer est, bien entendu, dans ces vitrines, à côté de Mackensen, de l'inconnue de la Seine et aussi du visage du Christ. »

L’année suivante, le journaliste du Figaro confirme l’omniprésence de l’Inconnue de la Seine dans l’imagerie allemande, au même titre que la figure d’Adolf Hitler.

« “Freiwillig” (avec bonne volonté), on achète des portraits d'Hitler. Il y en a partout : rêveur, omnipotent, entouré de ses jeunes adeptes, de ses camarades de la première heure (ceux qu'il ne veut pas abandonner), en bottes, caressant son chien, se promenant dans sa maison de campagne.

Partout aussi – et c'est la grande rivale – j'ai vu des photographies de l'Inconnue de la Seine. Ce masque de la jeune noyée devient de plus en plus populaire en Allemagne. Chacun l'accroche sur ses murs. De face, de profil, elle offre ses contours purs. La félicité règne, derrière ses yeux voilés. L'extase est sur ses lèvres...

Connaît-elle le royaume où il n'y a plus de national-socialisme ? »

La belle noyée fascine aussi en France. En 1931, Jules Supervielle écrit le conte L’Inconnue de la Seine, dont Paris-Soir dit qu’il s’agit d’un rêve, « le dernier, d’une suicidée ».

En 1933, Louis-Ferdinand Céline appose son portrait sur sa pièce de théâtre L’Église.

En 1936, l’acteur Jean Galland, revenant de Berlin, claironne dans les pages culturelles des quotidiens qu’il s’apprête à mettre en scène l’histoire de l’Inconnue si les autorités allemandes l’y autorisent.

« À Berlin, on vend son masque dans les magasins aussi couramment que celui de Beethoven, et le petit livre L’Inconnue de la Seine est connu de tout le monde. C’est de cet ouvrage que le film en question est tiré. […]

– Mais... c’est donc si facile à un Français de tourner en allemand en Allemagne ?

– Ne m'en parlez pas ! Il faut que je prouve que dans ma double ascendance, il n’y a ni juif ni juive, au moins pour les deux générations qui me précèdent. »

Le film en question ne sera jamais tourné. Mais la belle continue d’inspirer les artistes, jusqu’à Aragon qui dans son roman Aurélien fait tomber le jeune homme amoureux de Bérénice lorsqu’il s’aperçoit que celle-ci ressemble à l’Inconnue de la Seine quand elle ferme les yeux.

Enfin, le grand Vladimir Nabokov lui-même l’immortalisera dans un poème daté de 1934.

« Au moins dans les sons reste avec moi !
Ton sort fut avare en bonheur,
Alors réponds d’un posthume sourire moqueur
De tes lèvres de gypse enchantées.

Paupières immobiles et bombées,
Cils collés en épaisseur. Réponds
 !
À jamais, à jamais, vraiment
 ?
Mais comme tu savais regarder
 ! »

« La Vierge inconnue du canal de l'Ourcq », Albert Rudomine, 1927 - source : Gallica-BnF