La création du mythe Frankenstein
Il y a 200 ans paraissait le roman « Frankenstein ». Plébiscitée en Angleterre, la créature de Mary Shelley devra pourtant attendre le film de 1931 avec Boris Karloff pour devenir célèbre en France.
Été 1816, au bord du lac Léman. Quatre jeunes gens sont réunis dans la Villa Diodati, à Coligny : le sulfureux poète anglais Lord Byron, son médecin John William Polidori, le poète romantique Percy Bysshe Shelley, et la compagne illégitime de ce dernier, Mary Godwin, future Mary Shelley. Âgée de dix-huit ans, elle est la fille de la célèbre féministe Mary Wollstonecraft.
Pour tromper l'ennui, Byron lance un défi : chacun d'eux devra écrire une « histoire de fantômes ».
Se prêtant au jeu, Mary a l'idée d'une nouvelle qui se transforme bientôt en roman. Elle ne sait pas encore qu'il deviendra l'un des plus influents de toute l'histoire de la littérature fantastique. Frankenstein ou le Prométhée moderne, qui paraît en Angleterre en 1818, raconte comment un savant, Victor Frankenstein, ayant trouvé le moyen de donner la vie, conçoit un monstre terrifiant à partir de morceaux de corps humains.
Le livre fait sensation lors de sa sortie anglaise où il est reçu comme un chef-d’œuvre du genre gothique. Sa parution française, en 1821, est plus discrète. Dans la presse, seul Le Constitutionnel le mentionne :
« La traduction de Frankenstein vient de paraître. L'auteur a voulu y représenter le danger d'une avidité scientifique mal dirigée.
Frankenstein, comme le docteur Faust des Allemands, devient la victime de sa propre imagination. L'idée bizarre, sur laquelle le roman est conçu, était susceptible d'un grand intérêt dramatique. »
Le correspondant londonien du journal Le Globe s'étonnera cinq ans plus tard de cette absence de popularité :
« Je n'ai jamais entendu parler en France de Frankenstein, ce qui m’a étonné, vu le zèle de vos traducteurs pour vous donner tout ce qui paraît en Angleterre, soit bon, soit mauvais. Le roman de Frankenstein, par mistriss Shelley, est une des productions les plus originales de nos jours, et certainement une des plus populaires de ce pays, après le roman de Scott. »
C'est le cinéma, un siècle plus tard, qui rendra fameuse chez nous la créature imaginée par Mary Shelley. Frankenstein de James Whale, avec Boris Karloff dans le rôle de la créature, est projeté en 1932 sur les écrans français, un an après la sortie américaine. La critique et le public sont aussitôt conquis par cette version, la seconde après un film de 1910 aujourd'hui oublié.
L’Écho de Paris écrit alors :
« Voici Frankenstein à Paris. Piquera-t-il la curiosité des foules, comme il l'a fait en Amérique et en Angleterre ? Pour ma part, je le crois [...]. Dès les premières scènes — un enterrement, la nuit, dans un cimetière de campagne — l'atmosphère d'angoisse et d'horreur est créée et nous sommes tenus en haleine jusqu'à la fin du film, sans que nous songions à nous reprendre et à sourire.
L'interprétation est excellente — du moins dans la version originale que j'ai vue à Londres, récemment. James Whale a trouvé, pour incarner le monstre, un acteur de composition, Boris Karloff, vraiment hallucinant. »
Paris-Soir ajoute :
« Ce film qui passe actuellement sur l'écran de l'Apollo-Cinéma est [...] l'un des monuments du cinéma moderne. Ce n'est pas en vain que la critique a déclaré qu'il s'agissait là du chef-d'œuvre de la technique cinématographique.
Le thème de Frankenstein sort des sentiers battus et pose l'angoissant problème de la résurrection. L'émouvante expérience du docteur Frankenstein ne sera-t-elle pas la réalité de demain ?
Film impressionnant qui bouleverse parfois les spectateurs, Frankenstein ne laisse personne indifférent, d'autant plus que le jeu de Boris Karloff demeure, pour tous, véritablement inoubliable. »
Mais certains journalistes, minoritaires, sont moins convaincus. Ainsi ce critique sardonique du Journal :
« J'avoue même que tant de conscience professionnelle de la part de l'excellent metteur en scène James Whale porte un peu au sourire. On sent percer son intention d'accumuler tous les éléments possibles de l'horreur. Dans son ardeur à bien faire, il a vidé d'un coup le magasin aux accessoires du théâtre-à-faire-peur.
Citons parmi ceux-ci : l'orage avec tonnerre et éclairs ; la vieille tour isolée, la nuit, la geôle humide, fermée d'une porte bardée de fer, les bruits de chaînes, les mystérieux appareils électriques, indispensables à toute anticipation scientifique ; le feu, les cadavres, les squelettes, la table d'opération avec bistouris, scalpels, scies et pinces.
Les auteurs ont évité de justesse l'énucléation ou la crevaison de l'œil avec un stylet. »
Quant au critique du Figaro, il trouve carrément le film odieux :
« Avons-nous vraiment besoin de laisser, si souvent, le bonheur à la porte, Universal Film, qui êtes, du roi Public, le bouffon sinistre, agitant, en guise de marotte, un goupillon ? Vous qui semblez avoir à charge de nous faire oublier, dans l'obscurité des salles, tout ce que la famille, la nature ou l'amour nous dispensent en joies claires […].
Votre fournisseur pour studios est, assurément, une entreprise de Pompes funèbres ou un laboratoire de vivisection, firme de la Peur, documentée en place de Grève […]. »
Le journaliste s'adresse ensuite directement à Boris Karloff :
« Boris Karlow [sic], la seule épouvante nous vient de vous ! Une épouvante où se mêle la pitié... Boris Karlow, je plains ceux qui, vous aimant, ne pourront, il me semble, jamais plus vous imaginer autrement.
Je forme ici un vœu, religieusement, c'est que votre mère, laquelle berça sur ses genoux l'enfant que vous fûtes, ne soit plus là pour voir surgir de l'écran le monstre que vous avez accepté de devenir. »
Le film deviendra rapidement culte. Boris Karloff interprétera à nouveau la créature dans deux suites, La Fiancée de Frankenstein (1935) et Le Fils de Frankenstein (1939).
Le roman de Mary Shelley sera par la suite adapté d'innombrables fois au cinéma, à la télévision et en bandes dessinées.