1876 : le « Ring » de Wagner assassiné par la critique française
En août 1876, Wagner présente à Bayreuth L'Anneau du Nibelung, un cycle-monstre de quatre opéras. Œuvre révolutionnaire, le « Ring » est pourtant descendu en flammes par une presse française entièrement germanophobe.
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Il aura fallu trente années de travail acharné au compositeur allemand Richard Wagner (1813-1883) pour venir à bout de L'Anneau du Nibelung – aujourd'hui également appelé la Tétralogie ou, plus souvent, le Ring. Trente années pour écrire ce cycle de quatre opéras (L'Or du Rhin, Les Walkyries, Siegfried et Le Crépuscule des dieux) inspirés de la mythologie nordique et germanique et composant une œuvre d'art totale mêlant musique, théâtre, poésie et peinture.
Le résultat est présenté pour la première fois en intégralité au Palais des festivals de Bayreuth, construit spécialement pour l'occasion, les 13, 14, 16 et 17 août 1876. Jamais spectacle plus ambitieux n'avait été montré au public : trente personnages, 8 000 vers, de nombreux effets spéciaux et une orchestration d'une ampleur et d'une complexité inédites, pour une durée totale d'environ quinze heures.
Le projet est fou, démesuré ; les attentes sont immenses. Parmi la foule qui se presse à Bayreuth, il y a Guillaume Ier, Franz Liszt, Piotr Ilitch Tchaïkovski, Gustav Mahler... mais aussi de nombreux journalistes français.
Problème : Wagner présente son œuvre à peine six ans après la défaite de 1870, si humiliante pour les Français. Toujours meurtrie, la presse hexagonale n'est pas prête à pardonner. D'autant que Wagner, au moment de la guerre franco-prussienne, a affiché de nettes opinions anti-françaises...
Les articles parus au lendemain de la représentation vont se révéler assassins. À l'issue de la première journée, Albert Wolff, dans Le Figaro, est très réservé :
« En somme, ce prologue est d'un effet incertain, sauf le commencement; c'est long, mais long ! […]
Les décors sont médiocres et les trucs parfois enfantins. Le public les a admirés, mais quand on a l'habitude de voir les chefs d'œuvre de nos décorations parisiennes, tout semble mesquin ici. »
Le Moniteur universel ne cache pas non plus ses réserves mais reste nuancé :
« M. Wagner est certainement un grand artiste ; son immense talent touche parfois au génie, mais ce génie reste toujours artificiel. Je veux dire par là que l’idée, chez M. Wagner, vous saisit beaucoup plus par l’habileté avec laquelle elle est présentée, par la magie du talent, en un mot, que par sa valeur intrinsèque.
Rien de spontané, rien de grandement simple dans sa dernière manière. M. Wagner est un parvenu de l’art, il ne fait pas partie de ses élus. »
En revanche, les autres journaux vont se déchaîner, à l'instar de L'Eclipse qui écrit le 27 août :
« Il s'est passé un fait qu'il faut signaler. Dans un théâtre d'Allemagne, fastueusement installé par la fantaisie d'un roi pour la plus grande gloire d'un ancien musicien démocrate et renégat, durant quatre soirées interminables, un des hommes qui ont le plus insulté la France, Richard Wagner, a fait entendre les poésies nébuleuses des épopées allemandes [...].
Nous en avons pourtant assez avalé, de cette poésie et de cette musique allemandes ! Nous avons été assez gorgés de ces légendes à la bière, de ces landgraves, de ces margraves, [...] de toute cette défroque mythologique, mystique, et puant la choucroute.
Vive la Gaule ! Versez-nous le vin pur de France. Laissez les gazetiers berlinois se pâmer devant les rauquements de Bayreuth. Les écouter, c'est déjà les saluer. L'attention de la France, c'est déjà un suffrage. »
Le XIXe siècle titre quant à lui « Les horreurs de Bayreuth » :
« Si l'on en croit une demi-douzaine de journaux français ou non, qui s'impriment chez nous, certain Richard Wagner, révolutionnaire allemand, converti et perverti, réfugié piteux et oublieux, hôte ingrat du pavé parisien, nageur farouche du ruisseau de la rue Le Peletier, favori cacophone et gourmé de nos mélomanes trop longs d'oreilles, exécute depuis trois jours un tapage prémédité, sans circonstances atténuantes, sur des tréteaux forains, dorés ad hoc, vers la petite ville bavaroise de Bayreuth.
Cet Hervé sans esprit, sans gaîté et sans mélodie, ce perturbateur assommant et glacial est devenu, sans dire pourquoi, l'ennemi rampant de la France. »
Wagner est également l'objet de caricatures insultantes :
Le Rappel explique de son côté qu'il a carrément refusé de se rendre à Bayreuth :
« Plusieurs journaux s'occupent d'un opéra qu'on représente en ce moment à Bayreuth. Le Rappel ne s'en occupe pas, et ne s'en occupera pas. Voici pourquoi. L'auteur de cet opéra est M. Wagner [...]. M. Wagner est Allemand […].
Mais M. Wagner est Allemand de l'Allemagne qui a frappé la France, et il en est plus qu'un autre, ayant frappé la France à terre. Aux représentations de Bayreuth, deux hommes ont été fêtés par les assistants : l'empereur qui a démembré la France et le musicien qui l'a injuriée. Le Rappel n'est pas de ces fêtes-là [...].
La musique de M. Wagner est ce qu'elle est. Nous doutons qu'elle soit ce qu'il la croit : les génies ne crachent pas sur les blessées. Mais M. Wagner serait le grand musicien qu'il dit, que le Rappel ne se serait pas dérangé davantage.
Il y a une chose que le Rappel préférera toujours à la musique : la France. »
Bref, il n'y a pas grand-monde pour défendre le compositeur allemand. Seul Frédéric Kohn, dans La France, prend parti contre la quasi-totalité de ses collègues et écrit :
« Je ne sais si les braillements et les airs de martyrs de certains messieurs étaient bien sincères ; je sais que j'avais à côté de moi, à la représentation du Crépuscule des Dieux, un vieillard à tournure d'ancien militaire, qui pleurait. « Ce sont les premières larmes, me dit-il, qui coulent depuis la mort de mon fils. »
Cette musique, quand on la comprend, va droit à l'âme. »
Wagner, quant à lui, tombera dans un profond désespoir après cette première représentation, très en-deçà de ce qu'il attendait.
Mais le temps sera clément avec son œuvre. Le Ring a été joué des dizaines de fois depuis 1876. Maintenant que les passions germanophobes se sont éteintes, il est considéré en France (et ailleurs) comme un des sommets de la musique du XIXe siècle.
En 1976, pour célébrer son centenaire, L'Anneau du Nibelung a d'ailleurs été mis en scène à Bayreuth par... un Français, Patrice Chéreau.