Écho de presse

Lautréamont, « aliéné déchirant » et prince des poètes

le 13/08/2021 par Pierre Ancery
le 06/08/2018 par Pierre Ancery - modifié le 13/08/2021
Les Chants de Maldoror, première édition, imprim. Lacroix, 1869 - source : Gallica BnF

Mort quasi-inconnu à 24 ans, le comte de Lautréamont, auteur révolutionnaire des Chants de Maldoror, fut tenu pour fou par ses premiers lecteurs. Avant d'être hissé, au XXe siècle, parmi les plus grands poètes de l'Histoire.

C'est probablement l'inconnu le plus célèbre de toute la poésie française. De la vie d'Isidore Ducasse, dit « comte de Lautréamont », mort en 1870 à seulement 24 ans, on sait très peu de choses. Pourtant, son influence sur l'histoire littéraire fut énorme.

 

Né en 1846 à Montevideo (Uruguay) d'un père diplomate, le jeune Lautréamont se rend en France pour étudier à Tarbes, en 1859, alors qu'il a treize ans. En 1867, il s'installe à Paris, où il entame des études supérieures dont on ne connaît pas bien la nature (on a parlé de l’École Polytechnique).

 

C'est là qu'il rédige Les Chants de Maldoror, épopée en prose d'une originalité exceptionnelle dont il fait publier le premier segment anonymement et à compte d'auteur en 1868. Les six « chants » sont ensuite imprimés en Belgique en 1869, mais il ne sont pas diffusés.

 

L'année suivante, Lautréamont écrit encore deux fascicules intitulés les Poésies. Puis il meurt, sans doute de la phtisie, le 24 novembre, pendant le siège de Paris [lire notre article]. Sa légende peut commencer. Elle sera tardive : ce n'est qu'à partir des années 1880 que les écrivains J-K Huysmans, Alfred Jarry ou encore Léon Bloy découvrent ce poète révolutionnaire et le font connaître à un public d'initiés.

 

L'étrangeté de son œuvre, les lacunes de sa biographie et sa mort précoce vont peu à peu lui valoir une réputation de « poète maudit », vraisemblablement atteint de folie. Léon Bloy, en 1890, dans un texte intitulé Le Cabanon de Prométhée, l'affirme : « C'est un aliéné qui parle, le plus déplorable, le plus déchirant des aliénés. »

 

C'est aussi de cette façon que le présente l'écrivain Rémy de Gourmont qui lui consacre un long article dans Le Mercure de France de février 1891.

« Il est évident, d’abord, que l’auteur, écrivain de dix-sept ans (point vérifié et peu contestable), dépassait en folie, de très loin, cette sorte de déséquilibre que les sots de l’aliénation mentale qualifient de ce même mot : folie […].

 

Les Chants de Maldoror, long poème en prose dont les six premiers chants seulement furent écrits. II est probable que Lautréamont (pseudonyme de Isidore Ducasse), même vivant, ne l’eût pas continué […].

 

Ce fut un magnifique coup de génie, presque inexplicable. Unique, ce livre le demeurera, et dès maintenant il reste acquis à la liste des œuvres qui, à l’exclusion de tout classicisme, forment la brève bibliothèque et la seule littérature admissibles pour ceux dont l'esprit, mal fait, se refuse aux joies, moins rares, du lieu commun et de la morale conventionnelle. »

La revue présente ensuite plusieurs extraits saisissants des Poésies :

« Je viens renier, avec une volonté indomptable et une ténacité de fer, le passé hideux de l'humanité pleurarde. Oui, je veux proclamer le beau sur une lyre d’or, défalcation faite des tristesses goitreuses et des fiertés stupides qui décomposent, à sa source, la poésie marécageuse de ce siècle. C’est avec les pieds que je foulerai les stances aigres du scepticisme, qui n'ont pas leur motif d'être.

 

Le jugement, une fois entré dans l’efflorescence de son énergie, impérieux et résolu, sans balancer une seconde dans les incertitudes dérisoires d’une pitié mal placée, comme un procureur général fatidiquement les condamne. Il faut veiller sans relâche sur les insomnies purulentes et les cauchemars atrabilaires.

 

Je méprise et j’exècre l’orgueil et les voluptés infâmes d’une ironie, faite éteignoir, qui déplace la justesse de la pensée. »

Photo présumée d'Isidore Ducasse, découverte en 1877 - source : WikiCommons

Il faudra encore plusieurs décennies pour que Lautréamont, du statut d'artiste fou, accède à celui d'authentique poète. En 1920, Le Journal des débats politiques et littéraires l'évoque encore en ces termes :

« Sans doute ne fut-il pas réellement aliéné, mais il est incontestable que son œuvre ne révèle pas un tempérament profondément équilibré. Ce n'est point fait pour déplaire à notre siècle, assez amateur des Shakespeare de clinique [...].

 

Les Chants de Maldoror ne sont connus aujourd'hui que d'une infime minorité et l'on ne peut, raisonnablement, s'en étonner. Tels quels, ils révèlent chez leur auteur des dons prodigieux. Peut-être, s'il eût été discipliné et dirigé, le talent de Lautréamont aurait-il pu doter la littérature française d'un chef-d’œuvre. »

À la même époque, les surréalistes, Aragon, Soupault et Breton en tête, vont lui tresser des couronnes. Comme les textes outrageants du marquis de Sade, les Chants de Maldoror font partie de leur panthéon.

 

Auprès du grand public aussi, le nom de Lautréamont va peu à peu se faire connaître. L'Écho de Paris, quotidien à grand tirage, fait son portrait en 1926, en réunissant plusieurs éléments biographiques dont l'authenticité n'est aujourd'hui pas certaine :

« Il débarqua à Paris, afin, pensait-il, d'y suivre les cours de l’École polytechnique. Sitôt arrivé, il loua une chambre dans un hôtel, au numéro 23 de la rue Notre-Dame-des-Victoires.

 

Il y était arrivé avec deux malles où il enferma tous ses livres. Il ne suivit aucun cours ; mais chaque nuit, gorgé de café, après avoir joué d'un mauvais piano droit qui se trouvait dans cette chambre, il se mit à écrire un long poème en prose qu'il intitula finalement Les Chants de Maldoror [...]. Puis, quelques mois ensuite, le 24 novembre 1870, ce jeune homme, qui n'avait pas fait grand bruit à Paris, mourait d'une fièvre cérébrale. C'est tout. C'est tout.

 

Et pourtant, depuis que ce jeune homme a passé, sur l'horizon parisien et y a psalmodié sa divagation, d'autres jeunes gens ne cessent de prêter l'oreille à son délire. Ils le tiennent pour un de ces enfants surhumains, un de ces ambassadeurs du pays de la poésie et des ombres, dont le langage, plein de mystère, est d'autant plus impérieux que leur mission parmi nous est plus courte.

 

Depuis vingt ans les Chants de Maldoror ne cessent d'exercer par à-coups une étrange fascination. C'est un feu à éclipses ; mais jamais autant que ces dernières années il n'a guidé tant de poètes. Et M. André Gide croit pouvoir écrire, en engageant l'avenir :

 

“Son influence au XIXe siècle a été nulle ; mais il est avec Rimbaud, plus que Rimbaud peut-être, le maître des écluses pour la littérature de demain...” »

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Rimbaud, le contemporain de Lautréamont, l'autre grand révolté de la poésie française, lui aussi inconnu de son vivant et devenu un mythe après sa mort : les noms des deux poètes, de plus en plus souvent, figurent ensemble dans les écrits des commentateurs. Dans L'Européen, en avril 1930, Emmanuel Aegerter se livrera à son tour à la comparaison. 

« Rimbaud et Lautréamont sont peut-être les deux poètes du dix-neuvième siècle qui ont fait l'effort le plus violent dans l'espoir de découvrir pour la pensée un cadre neuf, analogue à ce que pourrait être pour la matière l'espace à quatre dimensions. Ils s'y sont épuisés avec magnificence. On pourrait ajouter – leurs biographes l'ont très justement fait – qu'ils ont pris peur de leur propre audace.

 

Qu'importent, cependant, leurs intentions ou leurs regrets ? Que Rimbaud ait déchiré avec une verte colère son passé de « fils du soleil », et que Lautréamont ait écrit sa Préface aux Poésies ? Précurseurs qui tous deux semblent avoir reculé devant leur réussite, ils ont ouvert des voies difficiles dans les possibilités de l'univers.

 

Et si le monde évolue vers d'autres formes, ils seront princes dans le nouveau royaume humain. »

D'autres lecteurs prestigieux (Maurice Blanchot, Marcelin Pleynet, Philippe Sollers...) et une multitude de biographes se relayeront ensuite pour tenter d'éclaircir le « cas Lautréamont », un des plus (sur)analysés de tout le XXe siècle. Un siècle et demi après sa parution, la puissance mystérieuse de son œuvre, elle, demeure intacte.

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