Écho de presse

« Le Cabinet du docteur Caligari », naissance du cinéma d'horreur

le 14/03/2020 par Pierre Ancery
le 17/08/2018 par Pierre Ancery - modifié le 14/03/2020
Conrad Veidt dans « Le Cabinet du docteur Caligari », 1920 - source : WikiCommons
Conrad Veidt dans « Le Cabinet du docteur Caligari », 1920 - source : WikiCommons

Le film expressionniste de Robert Wiene fit sensation lors de sa sortie en France en 1922. Œuvre « cubiste », « nouvelle », « puissante » pour les uns, il se vit reprocher par d'autres de « stimuler la curiosité malsaine » du public.

En 1922, deux ans après sa sortie allemande, Le Cabinet du docteur Caligari fait irruption en France. Réalisé par Robert Wiene, ce long-métrage muet est précédé d'une réputation de film-choc. Ses décors distordus, comme tirés d'un cauchemar, son intrigue inquiétante et son ambiance horrifique ont déjà stupéfié les critiques allemands et anglo-saxons.

 

S'il n'est pas réellement le premier film d'horreur de l'histoire (Le Manoir du diable de Georges Méliès, en 1896, peut prétendre à ce titre), il sera le premier à marquer durablement les foules.

 

Les critiques français se précipitent aux premières séances. Très vite, tous tombent d'accord : le film fera date dans l'histoire du cinéma. Fortunio écrit :

« Nous n’avons jamais vu à l’écran une œuvre semblable, l’intrigue, le décor, l’éclairage y sont nouveaux. L’originalité de ce film est si grande qu'elle a pu déconcerter certains.

 

Le docteur Caligari, c’est l'histoire d’un fou racontée à un autre fou. Tout y est déformé, irréel, hallucinant. Les maisons ont les formes les plus bizarres, pyramidales, prismatiques, etc., les arbres découpent des moignons sur des cieux étranges. Il n’est pas jusqu’aux costumes, à la physionomie des personnages qui ne soient minutieusement étudiés, et ne s’harmonisent avec le fantasmagorique décor.

 

C’est là un effort sérieux vers une forme nouvelle de l’art cinématographique. »

Le Journal des débats s'enthousiasme :

« Le Ciné-Opéra donne en exclusivité un film de provenance allemande, Le Cabinet du docteur Caligari, [...] dont la technique très particulière ne saurait laisser indifférents ceux que préoccupe l'évolution de l'art cinégraphique [...].

 

L'ensemble forme un cauchemar organisé, d'une singulière puissance. »

À noter que selon l'usage de l'époque, la plupart des journaux livrent à leurs lecteurs un résumé complet du film... révélation finale comprise !

 

Certains s'interrogent sur l'audace des décors et des costumes. Beaucoup de critiques vont ainsi faire la comparaison entre l'esthétique de Caligari et les développements de l'art moderne, en particulier du cubisme. Ainsi Le Petit Journal :

« Voilà encore un film auquel on ne peut chicaner l'épithète “artistique” puisqu'il se rattache très étroitement aux conceptions de l'école de peinture la plus avancée et aussi la plus en faveur, je veux dire : le cubisme […].

 

Réalisé et interprété par des artistes qui ont une connaissance très exacte des exigences de leur art et de leur métier, ce film doit être vu par tous ceux qui ne croient pas que le cinéma doive s'interdire tout élan vers le nouveau car il contient des indications extrêmement intéressantes. »

La Presse, amusée, titre « Un film cubiste... ou l'art de devenir fou en une séance » :

« Nous avons assisté, ce matin, à la première représentation d'un film cubiste, qui se défend de l'être, intitulé : Le Cabinet du Dr Caligari. Il vaudrait mieux qu'il s'appelât : “L'Art de devenir fou”, car les spectateurs qui sortaient de là, vivement impressionnés, prenaient, malgré eux, la direction de Charenton.

 

Pauvres gens ! Désormais, ils marcheront en zig-zag, ils auront les idées biscornues, le regard en vrille, la voix aiguë, le ton pointu, leur corps va se hérisser de clous et ils deviendront carrés en affaires. »

Affiche allemande originale du « Cabinet du Docteur Caligari », 1922 - source : WikiCommons

Dans un long article analysant « Les nouveaux films allemands », le journal Comœdia repousse quant à lui le qualificatif de « cubiste »... et en retient un autre.

« Il est évident que ces films sont étroitement liés avec l'art moderne, mais ce serait complètement faux de les appeler “films cubistes” comme ont tenté de le faire les adeptes du cubisme en France après avoir vu Le Docteur Caligari.

 

Peut-être pourrait-on avec plus de raison qualifier ces films de films expressionnistes, si nous avions devant nous une manifestation stable, définitivement établie, et non une série de recherches continuelles, ce qui d'ailleurs donne à ces films ce caractère de de fraîcheur et d'imprévu qui forme leur plus grand attrait. »

Mais tout le monde n'est pas entièrement séduit par le film. L’Ère nouvelle par exemple trouve le scénario un peu faible :

« Certes, ce film, d’un attrait nouveau, est, pour nos regards, une chose belle ou drôle ; quant à crier au chef-d’œuvre, il y a loin. Mais il y a près aussi du snobisme. Le scénario de cette bande est d'une puérilité flagrante ; et, cependant, quelle force imaginative [...].

 

Nous devrions, en France, produire de telles œuvres originales et belles. Et je suis sûr que ce qui manque à ce caligarisme aigu, c’est un peu de sensibilité d’art français. »

Le critique de L'Humanité s'inquiète quant à lui du succès du film, trop violent à son goût – inaugurant ainsi un reproche adressé depuis un siècle au cinéma d'horreur, celui de « pervertir » le public :

« Le scénario est digne du Grand-Guignol ; il rappelle les plus terrifiantes histoires d'Edgar Poe, notamment le Système du Docteur Goudron et du Professeur Plume. Mais Edgar Poe était un écrivain et un poète, et ce n'est pas un simple décor qui peut suppléer au style et à la poésie.

 

De Caligari se dégage un pathétique, dont je ne cherche pas à nier la puissance, mais qui agit trop douloureusement sur les nerfs. Point n'est besoin d'aller au Cinéma pour voir des fous. Il suffit de visiter la Salpêtrière, Bicêtre ou Sainte-Anne. Il suffit, hélas ! d'avoir fait la guerre. Les tranchées du Mort-Homme n'inspiraient aux combattants que de l'horreur. Pourquoi de tels films nous inspireraient-ils de l'intérêt ?

 

Je me demande même s'ils ne sont pas propres à stimuler la curiosité malsaine de cette catégorie de spectateurs qui, à force de rechercher la nouveauté, n'ont plus de goût que pour les émotions violentes et monstrueuses. Le cinéma, non plus que le théâtre, n'a pour objet la satisfaction du sadisme. »

Pierre angulaire du cinéma expressionniste allemand, Le Cabinet du docteur Caligari, né du sentiment d'angoisse issu de la Première Guerre mondiale, eut une influence énorme sur de nombreux réalisateurs, de Tod Browning à Tim Burton, en passant par Fritz Lang et son Docteur Mabuse, et bien sûr Murnau avec le célèbre Nosferatu.