Toulouse-Lautrec, lumineux « peintre du laid »
Du vivant de Toulouse-Lautrec, la presse salua son talent de peintre et dessinateur des « mauvaises mœurs » de la vie nocturne parisienne. Tout en insistant cruellement sur l'infirmité dont il était atteint.
Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) n'aura vécu que trente-six ans. Mais cette vie brève aura été suffisante pour lui permettre de créer une œuvre totalement originale, emblématique de la bohème parisienne de la fin du XIXe siècle – lui qui descendait d'une des familles les plus anciennes de la noblesse française.
Peintre, dessinateur, lithographe et illustrateur, il s'attacha à transposer dans ses œuvres le tumulte de la vie nocturne de la capitale, avec ses bals, ses maisons closes et sa faune parfois étrange (la Goulue, Valentin le Désossé...) massée dans ses lieux les plus caractéristiques : le Moulin de la Galette à Montmartre ou le Moulin rouge à Pigalle, notamment.
La plupart des journalistes de l'époque vont très tôt reconnaître le talent prodigieux du peintre montmartrois. En 1892, Paris juge les affiches de Toulouse-Lautrec, 28 ans, très prometteuses :
« Et si ce nom est quelque peu nouveau pour le public [...], il n’est pas sur les hauteurs de Montmartre, ou dans n’importe quel atelier d’artistes, ou sur les calepins de n’importe quel observateur de l'art contemporain, de nom plus connu et plus attentivement noté que celui du vicomte H. de Toulouse-Lautrec, homme d’esprit et de verve caustique, excellent peintre des mauvaises mœurs, type curieux entre tous, et un de ceux dont on attend certainement des scènes inédites de la comédie humaine. »
La Justice, en 1893, passant outre le caractère scabreux des sujets de Toulouse-Lautrec, voit en lui un réel artiste :
« M. de Toulouse Lautrec est banni, voué au dégoût, pour la bassesse et l'horreur qui se dégagent de scènes et de sujets qu'il affectionne. Cette bassesse et cette horreur ne sont pas niables, et ne sont pas plus à proscrire que la pitié, la mélancolie, l'amertume, que d'autres, voyant à leur façon, pourraient extraire des mêmes ignominies.
Il y a de la gouaillerie, de la cruauté, une complaisance, chez M. de Lautrec lorsqu'il donne à visiter les bals, les intérieurs de filles, les ménages hors de nature.
Mais il reste artiste intègre, son observation impitoyable garde la beauté de la vie, et la philosophie du vice qu'il affiche parfois avec une ostentation provocante prend tout de même, par la force de son dessin, par le sérieux de son diagnostic, la valeur de démonstration d'une leçon de clinique morale. »
En 1896, c'est Le Journal qui encense ses œuvres :
« [...] L'observation directe, l'ampleur du dessin, l'harmonie de la lumière établie sur des colorations sourdes et riches. Tous ces dons, Lautrec les possède sciemment, les exerce avec une sûreté qui fait vraiment plaisir parmi tant d'incertitudes et d'insuffisances de l'art d'aujourd'hui [...].
Il y a des silhouettes d'acteurs, des visages entrevus, dans la collection des lithographies, qui resteront dans le souvenir pour la hardiesse du caractère, la force de la vérité résumée. »
Mais d'autres critiques ne lui pardonnent pas le choix de ses sujets : prostituées, ouvrières, blanchisseuses, toutes peintes « au naturel », et que l'artiste ne s'efforce jamais d'embellir. Ainsi La Presse qui écrit en 1898 :
« Regardez un dessin de M. de Toulouse-Lautrec, c'est grimaçant, c'est bossu, tordu, déformé, avec la préoccupation constante de faire laid. Loin de moi l'idée que cela est mauvais, parce que laid. La laideur peut être une beauté picturale. Je constate simplement la tendance qu'a M. de Toulouse-Lautrec à ridiculiser tout ce qu'il voit [...].
Ses dessins vraiment hideux ont l'air d'une vengeance. L'artiste hait férocement l'harmonie et la beauté ; il a cru saisir le même sentiment chez les Japonais, ses maîtres ; il n'a pas su voir autre chose dans leurs estampes que de la laideur. Il s'est trompé. C'est regrettable, car vraiment M. de Toulouse-Lautrec avait l'étoffe d'un décorateur.
Actuellement, il n'est que le prêtre d'un autel du Grotesque, et pour ce qui regarde son amour du laid, il dépense beaucoup de talents. »
« Ses dessins vraiment hideux ont l'air d'une vengeance » : l'attaque est sournoise, car elle vise implicitement le mal physique dont souffre Toulouse-Lautrec. Atteint de pycnodysostose, une maladie génétique qui affecte le développement des os, le peintre, infirme, ne dépasse pas la taille de 1,52 m.
La presse rappellera systématiquement cette infirmité, avec une insistance souvent gênante. Lorsque Toulouse-Lautrec, à la fin de sa vie, est admis dans un sanatorium (il était alcoolique et avait la syphilis), Le Journal publie un grand édito intitulé « Les fous » pour lui rendre un hommage à la fois sincère et cruel :
« On vient de conduire, pour quelques jours, dans une maison de santé, un artiste de beaucoup de talent qui porte un des plus grands noms de France. Fin de race, disait un journal, avant-hier matin [...].
Je ne connais de lui que son œuvre. Elle est originale et saisissante. Il y avait, dans ses visions étranges, dans ses affiches aux teintes plates et aux lignes écrasées, je ne sais quoi de bizarre et d'inquiétant qui attirait, donnait ce frisson spécial des poésies d'un Baudelaire ou des contes d'un Poe [...].
L'homme, paraît-il, est singulier. On nous le décrit comme un personnage d'Hoffmann, tout petit, lèvres énormes, portant sous le bras un carton presque aussi grand que lui. C'était et ce fut toujours un original, voyant les choses et les gens sous un aspect macabre.
Il nous montra, comme sur un étal, la Morgue de la vie humaine. »
Dans Le Rappel, Paul Desachy salue aussi l'artiste, mais fait allusion à son physique en des termes d'une violence surprenante :
« La vieille famille des Toulouse-Lautrec [...] s'éteint en ce corps malheureux, contrefait, souffreteux et débile, en ce nain hoffmanesque et douloureux d'aspect qui fut cependant un rude artiste.
La foule d'ailleurs connaît son talent tout de force brutale et de violence outrancière. Elle a subi l’éruption poignante qui se dégageait de ses compositions d'un réalisme qui faisait mal [...].
Vue à travers son œuvre, l'humanité n'est vraiment point belle, et certains trouveront dans cette expression pessimiste le grain de folie qui devait germer plus tard au cerveau du malheureux artiste. »
À sa mort en 1901, toute la presse lui rend hommage. Et s'acharne encore sur son infirmité, à l'instar de L’Écho de Paris :
« Comme le caricaturiste André Gill, le caricaturiste H. de Toulouse-Lautrec vient de mourir, dans une maison de santé, après des crises furieuses, après une lutte atroce et énergique pour la guérison, pour la vie [...].
Toulouse-Lautrec était petit, gros ; il avait l'air d'un gnome monstrueux, avec sa courte taille, avec sa tête lourde, et ses yeux sortant de leur orbite... Bancroche, avec cela, Toulouse-Lautrec offrait le lamentable spectacle d'un des êtres les plus disgraciés de la nature ; c'était Quasimodo... [...]
Dans les tavernes, dans les restaurants de nuit, cet homme, qui ressemblait à un fou du roi, passait sa vie à étudier le Paris du vice, le Paris de la fête, le, Paris de la noce, le Paris de l'orgie [...].
Mais à, vouloir vivre, lui, maladif, lui, fragile, dans ces milieux effrayants, Toulouse-Lautrec a été pris de la folie de ses personnages, de la folie de ses héros ; à voir éternellement des fous tournoyer autour de lui, il est devenu fou, lui aussi... »
Aujourd'hui connu dans le monde entier, Toulouse-Lautrec est toujours admiré pour ses extraordinaires tableaux, Au Moulin de la Galette, Femme à sa toilette, Au Moulin-Rouge, ou encore Le lit.