Écho de presse

Villiers de l'Isle-Adam, vie et mort d'un conteur cruel

le 20/02/2021 par Pierre Ancery
le 18/03/2019 par Pierre Ancery - modifié le 20/02/2021
Illustration de plusieurs « poètes maudits », dont Auguste Villiers de l'Isle Adam, 1888 - source : Gallica-BnF
Illustration de plusieurs « poètes maudits », dont Auguste Villiers de l'Isle Adam, 1888 - source : Gallica-BnF

Entre satire sociale et récit fantastique, les « contes cruels » qu'Auguste de Villiers de l'Isle-Adam publia dans la presse des années 1880 l'imposèrent comme le digne descendant d'Edgar Poe, puis comme le père du symbolisme.

Dramaturge, poète, nouvelliste et romancier, Auguste de Villiers de l'Isle-Adam (1838-1889) est sans doute l'un des écrivains français les plus originaux de la fin du XIXe siècle. Estimé de ses pairs Stéphane Mallarmé, Léon Bloy ou J.-K. Huysmans, cet extraordinaire conteur n'accéda pourtant pas, de son vivant, à la gloire.

 

Aujourd'hui encore, ses Contes cruels (1883), recueil où s'impose son talent pour le grotesque, le macabre et la satire sociale, comme son roman L'Ève future (1886), œuvre fondatrice de la science-fiction, demeurent relativement méconnus du grand public.

 

Le 22 août 1880, La Presse publiait ce portrait de lui :

« Définir Villiers de l'Isle-Adam, c'est impossible, on n'y tâche même pas ; mais en parler est toujours amusant. Cet auteur, souvent et longtemps incompris, est bien le type de littérateur le plus singulier de notre époque, en en exceptant Barbey d'Aurevilly, qui, en fait d'étrangeté, prime tout.

 

Villiers doit avoir de trente-cinq à trente-six ans ; il est petit, généralement voûté ; en outre, il penche la tête en avant. Il a l'aspect timide et un sourire à la fois presque enfantin, et un peu fou [...]. Quand Villiers entre, on ne le voit pas ; il salue les dames en se baissant ; quant aux hommes, c'est lui qui ne les voit pas ; puis il va s'asseoir en un coin et s'absorbe dans ses rêveries jusqu'au moment où un incident l'amène à raconter une histoire.

 

Alors il s'approche d'une femme, généralement de la plus jeune et de la plus jolie, et commence à voix basse, d'une voix molle qui semble flotter entre le plancher et le plafond. Puis, petit à petit, il s'anime, se redresse, quitte son siège et se met à marcher en parlant.

 

Si on ne l'arrêtait pas brutalement, cela pourrait durer cinq heures. »

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Né à Saint-Brieuc, en Bretagne, Auguste, comte de Villiers de l'Isle-Adam, avait beau être issu d'une famille prestigieuse, il vécut dans le dénuement. Marqué par la lecture de Flaubert, de Baudelaire et d'Edgar Poe, il écrivit toute sa vie, publiant ses récits dans la presse, d'abord dans des revues confidentielles, puis, à partir des années 1880, dans certains des plus grands journaux nationaux.

 

En septembre 1880, le journal conservateur Le Gaulois annonce ainsi la publication en feuilleton, dans ses colonnes, d'une œuvre « étrange », « l'une des plus saisissantes conceptions modernes, la plus surprenante peut-être, de la littérature de ce temps ».

 

Dans L'Ève nouvelle, roman qui paraîtra en volume sous le nom de L'Ève future, Villiers de l'Isle-Adam met en scène l'ingénieur Thomas Edison, inventeur du premier « andréide », réplique artificielle parfaite d'une femme. Le thème est alors particulièrement novateur : il innervera tout un pan de la science-fiction du XXe siècle, du Metropolis de Fritz Lang aux romans d'Isaac Asimov.

Hélas, comme la fiction ne plaît pas aux abonnés, la publication en sera bientôt interrompue... En 1886, Le Figaro s'enthousiasmera pourtant pour cette œuvre qui permet à Villiers de l'Isle-Adam de se livrer à une critique cinglante de la science et du positivisme.

« Qu'un homme – et remarquez qu'il est doué d'un talent de styliste sans pair ! – ait conçu froidement l'idée et le plan de cette satire épouvantable et cocasse du progrès ; qu'il l'ait exécutée en près de 400 pages sans pitié pour les imbéciles, les naïfs, les gobeurs, les prudhommes et les politiciens convaincus s'il en reste (et il en reste), c'est déjà plus fort que de jouer au bouchon !

 

Mais qu'il ait osé publier cette farce éperdue, macabre, inquiétante, en des jours où toute l'humanité s'agenouille devant les découvertes de la science et cherche son avenir dans les bouillonnements d'une cornue, voilà qui est d'un brave. »

Un ton ironique, mordant, servi par un style magistral (parfois à la limite de la grandiloquence), que l'on trouve aussi dans les contes que l'écrivain égrènera tout au long des années 1880 dans des quotidiens comme Le Figaro ou Gil-Blas, plus tard regroupés, avec d'autres, dans les recueils Contes cruels (1883), Nouveaux contes cruels (1888) ou Histoires insolites (1888).

 

Citons par exemple, dans le supplément du Figaro du 29 septembre 1883, le féroce Vox Populi (qu'il signe « Un passant »), et son mendiant aveugle qui assiste à la succession des régimes politiques sans que son sort en soit changé le moins du monde.

« Assis, devant la grille du parvis Notre-Dame, sur un haut pliant de bois, – et les genoux croisés en de noirs haillons –, le centenaire mendiant, doyen de la Misère de Paris, – face de deuil au teint de cendre, peau sillonnée de rides couleur de terre, – mains jointes sous l'écriteau qui consacrait légalement sa cécité, offrait son aspect d'ombre au Te Deum de la fête environnante.

 

Tout ce monde, n'était-ce pas son prochain ? Les passants en joie, n'étaient-ce pas ses frères ? À coup sûr, Espèce humaine ! D'ailleurs, cet hôte du souverain portail n'était pas dénué de tout bien : l’État lui avait reconnu le droit d'être aveugle. »

Photographie de Villiers de l'Isle-Adam, 1886 - source : Wikicommons
Photographie de Villiers de l'Isle-Adam, 1886 - source : Wikicommons

La Maison du bonheur (paru dans Gil-Blas le 10 février 1887), Les Délices d'une bonne œuvre (19 décembre 1887), L'Enjeu (4 juin 1888), Un singulier chelem (La Lanterne, 1er avril 1888) ou encore L'Amour du naturel (Gil-Blas, 2 novembre 1888), à côté des plus célèbres Véra, Les deux Augures ou Le Plus beau dîner du monde sont marqués du même sceau « cruel ». Fantastique, réalisme social, humour noir : Villiers de l'Isle-Adam aborde les genres les plus divers avec une égale aisance.

 

De toutes ses œuvres (il écrivit aussi plusieurs pièces qui n'eurent guère de succès), les Contes cruels seront la seule à obtenir une réelle attention du public. Le Temps en faisait toutefois en 1883 une critique mitigée :

« M. de Villiers obéit à deux inspirations qui semblent impérieuses en lui : la satire et la recherche de l’étrange. Je ne crois pas cependant que cette dernière lui soit absolument naturelle. Il s’est visiblement intoxiqué avec le haschich d’Edgar Poe, et les visions qu’il perçoit dans les vapeurs de son rêve sont des réminiscences autant que des fantaisies personnelles [...].

 

Ce qui appartient en propre à M. de Villiers, c'est une ironie féroce, un génie de mystification intense jusqu’à inquiéter. Ses railleries contre l’industrialisme comme L'Affichage céleste et la Machine à gloire, quelques morceaux comme Les Deux Augures et Impatience de la foule, seraient agréables si un langage laborieusement affecté ne faisait de leur lecture un véritable travail.

 

Invinciblement on songe à l’exclamation populaire : Un peigne ! quand on voit la pensée de l’auteur se perdre dans les broussailles emmêlées de ses mots. »

Politiquement, l'horreur de la bourgeoisie et de ses valeurs semble avoir été la seule constante idéologique de Villiers de l'Isle-Adam. Partisan de la Commune au début de l'insurrection de 1871, il devint monarchiste légitimiste dans les années 1880, se présentant même sous cette étiquette aux municipales de Paris, dans le XVIIe arrondissement, en 1881. Il sera battu par un républicain radical.

Il lui arriva en outre de s'engager dans la presse sur des faits d'actualité ou sur ce qu'on appellerait aujourd'hui des « sujets de société ».

 

En juin 1887, il écrit dans L'Univers un article fustigeant l'administration de l'Opéra-Comique, où un incendie vient de faire 110 morts et plus de 200 blessés. En juillet 1884, il signe dans Le Figaro Le Droit du passé, texte sur l'armistice de 1871, et en février 1885, dans le même journal, Le Réalisme dans la peine de mort, un article poignant sur la guillotine dans lequel il décrit les derniers instants d'un condamné.

« Ah ! le malheureux !... – Oui, voilà bien une face terrible. La tête haute, blafard, le cou très nu, les orbites agrandis, le regard errant sur nous une seconde, puis fixe à l'aspect de ce qu'il aperçoit en face de lui. De très courtes mèches de cheveux noirs, inégales, se hérissent par place sur cette tête résolue et farouche.

 

Son pas ralenti par les entraves, est ferme, car il ne veut pas chanceler. — Le pauvre prêtre, qui, pour lui cacher la vue du couteau et lui montrer l'au-delà du ciel, élève son crucifix qui tremble, est aussi blanc que lui.

 

À moitié route, l'infortuné toise la mécanique : – Ça ?... C'est-là-dessus ?... dit-il d'une voix inoubliable. Il aperçoit la grande manne en treillis, béante, au couvercle soutenu par une pioche. Mais le prêtre s'interpose et, sur la licence que lui en octroie celui qui va périr, lui donne le dernier embrassement de l'Humanité.

 

Ah ! lorsque sa mère, autrefois, le berçait, tout enfant, le soir, et, souriante, l'embrassait, heureuse et toute fière, – qui lui eût montré, à cette mère, cet embrassement-ci au fond de l'avenir ! »

En 1888, souffrant d'un cancer de l'estomac, il doit annuler une série de conférences en Belgique. Il s'éteint à Paris le 18 août 1889, à l'âge de 50 ans. Ses amis se cotiseront pour lui payer des obsèques.

 

Le Rappel parle alors d'un « poète véritable, un penseur étrange, un cerveau extraordinaire ». Le Figaro, quant à lui, écrit le 26 août :

« Avec un incontestable talent, M. Villiers de l'Isle-Adam était resté presque un inconnu. La foule l'ignorait, et il en devait souffrir : car, en un moment de sagesse, il a dit qu'on devait écrire “pour tout le monde”.

 

Il est vrai que, méconnu par ce “tout le monde”, il avait la compensation d'être tenu, par quelques-uns, pour un homme de génie. »

Il repose au cimetière du Père Lachaise.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Auguste de Villiers de l'Isle-Adam, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes

 

Jean-Paul Bourre, Villiers de l'Isle-Adam, splendeur et misère, Les Belles Lettres, 2002

 

Alain Raitt, Villiers de l'Isle-Adam exorciste du réel, José Corti, 1987

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