Écho de presse

Années 1920 : levée de boucliers contre l'arrivée du cinéma parlant

le 06/07/2019 par Pierre Ancery
le 20/06/2019 par Pierre Ancery - modifié le 06/07/2019
Images extraites d'un film documentaire muet sur le traitement des schizophrènes en instituts spécialisés, 1938 - source : WikiCommons
Images extraites d'un film documentaire muet sur le traitement des schizophrènes en instituts spécialisés, 1938 - source : WikiCommons

Le cinéma « sonore et parlant » fait son apparition aux États-Unis à la fin des années 1920. Il s'attire un flot de critiques dans la presse française, où beaucoup y voient une « bêtise » et un « appoint puéril » risquant de faire du cinéma « un pâle succédané du théâtre ».

Pour ou contre le cinéma parlant ? Au milieu des années vingt, cette révolution technologique crée la polémique dans la presse. Avant même d'avoir vu le moindre film « sonore », beaucoup, en effet, y voient non seulement la mort du « vrai » cinéma, le cinéma muet, mais aussi une menace pour le théâtre, que l'arrivée de la parole enregistrée viendrait concurrencer.

Si The Jazz Singer, en 1927, apparaît comme le premier film « sonore et parlant » de l'histoire, le débat s'ouvre quelques années auparavant. En 1925, Raymond Berner développe par exemple dans La Presse un long argumentaire contre l'arrivée du parlant :

« Le cinéma se passe du mot pour nous montrer l'objet. Nous voyons la chose : dès lors, il est inutile de la nommer [...]. En multipliant les subtilités et les détails, on voit qu'il n'est, pour ainsi dire, pas d'état d'âme que l'on ne puisse évoquer à l'écran. Tout réside dans l'intelligence, la sincérité et le goût de l'interprète.

 

Aussi cette puissance d'expression qui agit directement sur le spectateur sans l'intermédiaire d'aucun artifice de langage, le cinéma ne commettra pas la sottise de se l'aliéner. Il remonte aux sources mêmes de la parole : c'est pourquoi le cinéma peut et doit se passer du verbe. »

Lucien Wahl, dans L'Œuvre du 5 février 1926, est encore plus radical (il s'en prend aussi à l'idée d'un cinéma en couleurs) :

« Les découvertes les plus heureuses engendrent les pires bêtises. Quelques amateurs rêvent d'un cinéma parlant, en relief et colorié, qu'ils estiment d'avance le comble de l'art et de la vérité, alors qu'il risque de n'être ni l'un ni l'autre, mais surtout du faux théâtre. Le silence, le silence d'or, est une des plus belles vertus du cinéma. »

Même chose chez ce chroniqueur de L'Homme libre, en août 1928 :

« Vraiment, peut-on songer sérieusement à transformer le cinéma par cet appoint puéril ? Ce serait méconnaître absolument les réalités du nouvel art.

Supposons en effet – ce qui n'est pas encore le cas – que le cinéma parlant soit tout à fait au point, reproduisant parfaitement la parole en un synchronisme troublant avec le jeu des acteurs sur l'écran ; ajoutons-y même les divers bruits qui, pour une bonne part, créent l'ambiance dans laquelle se déroule une action.

Que deviendra alors le cinéma ? Oh ! c'est bien simple ! ce ne sera plus qu'un pâle succédané du théâtre dont il empruntera difficilement les moyens d'expression tout en abandonnant cette synthèse mimique et mécanique qui est le propre du film. »

Dans Le Matin du 12 août 1927, la question est même posée à Thomas Edison, le célébrissime inventeur du phonographe, qui fête alors ses 80 ans. La réponse de l'Américain est assurée : 

« – Croyez-vous à l'avenir du cinéma parlant ? Pensez-vous que cela puisse être un succès ?

– Non. J'ai moi-même inventé un appareil qui permet de combiner la reproduction de la voix avec le mouvement des personnages sur l'écran. Je l'ai vendu pour 30 000 dollars à des Japonais qui ont gagné des millions avec. Mais je suis convaincu que le public ne tient pas à avoir du cinéma parlant. »

Dans le très sérieux Le Temps, Émile Vuillermoz, pionnier de la critique de cinéma, ne cache pas son inquiétude face à cette innovation. Parlant de « faux progrès », il cite en avril 1927 l'opinion négative du réalisateur René Clair :

« [Le] cinéma parlant, monstre redoutable, création contre-nature, grâce à laquelle l’écran deviendrait un pauvre théâtre, le théâtre du pauvre, dont les pièces – spectacles et texte – seraient tirées par centaines d'exemplaires. »

René Clair fera pourtant une longue carrière dans le parlant. Mais à l'époque, l'irruption du parlant crée une inquiétude chez de nombreux réalisateurs de tous pays, beaucoup y voyant une remise en cause de leur travail. Certains, comme Fritz Lang, comprendront cependant rapidement les possibilités du cinéma sonore (il les exploitera à merveille dans M. le maudit en 1931).

Quant à l'homme de la rue, interrogé par la presse, il ne se montre guère plus enclin à accueillir à bras ouverts le « film parlé ». En juillet 1928, la revue Comœdia pose la question à ses lecteurs : « 1) Cet avènement marque-t-il un progrès ou une régression du point de vue artistique ? 2) Ne vous semble-t-il pas qu'il doive fermer au cinéma les frontières internationales (question des langues) ? 3) Dans quel sens pensez-vous que réagisse le public à l'apparition du film parlé ? ».

Réponse implacable de « M. Maurice Coquelin » :

« Le cinéma doit rester l'art muet. La parole, qui appartient au théâtre comme la phrase à la littérature, n'a rien a voir avec l'écran. Elle lui est aussi étrangère que le vêtement à la Vénus de Milo. »

Idem pour « Mlle Cherial » :

« À mon avis, qui dit Art dit interprétation. Or, le cinéma parlant cesserait d'être une interprétation, il serait une copie presque servile de la réalité ; alors où serait l'art du metteur en scène ? Celui-ci doit, dans l'état actuel de la cinématographie, créer une émotion au moyen uniquement d'une image [...].

Trop longtemps on a refusé au cinéma le qualificatif d'art, la découverte du synchronisme risque de ranger les “movies” dans la catégorie des phonos, pour lesquels, à ma connaissance, nul n'a jamais revendiqué le qualificatif d'art. La musique même, parfois […], est superfétatoire ou nettement en opposition avec le rythme de l'image. »

Mais tous les observateurs ne sont pas aussi hostiles à l'arrivée du parlant. Dans Le Progrès de la Côte-d'Or, en janvier 1929, Paul-Louis Hervier écrit par exemple : 

« Je crois que le cinéma parlant doit amener une grande amélioration du cinéma tout court [...]. Les spectateurs qui, au cinéma, se contentent d’images à regarder, seront plus difficiles lorsqu’il s’agira de paroles à entendre. Si bien que si le cinéma parlant fait appel à des scénaristes plus imaginatifs, mieux inspirés, le cinéma tout court en profitera, il saura à qui s'adresser pour avoir des histoires à tourner moins anodines et inexistantes que ce qui nous est si souvent offert.

C'est pourquoi je salue la venue du cinéma parlant avec joie, c’est le premier stade d'une série d'améliorations certaines. »

Et dans La Femme de France, on peut lire en septembre 1928 un long plaidoyer pour cette invention susceptible de pallier les déficiences du cinéma muet :

« Il s'agit positivement d'une révolution dans un art que l'on croyait (à tort) complet, achevé alors qu'il n'était encore qu'à ses débuts. Dans le monde des cinéastes, ce sont de violentes déclarations, contre cette adjonction de la parole à l'image. Il en sera de même d'ailleurs lorsque l'on pourra obtenir la vision des trois dimensions. On dérange des intérêts, des habitudes, des préjugés [...].

 

Le mouvement réel suppose le bruit réel [...]. Le cinéma, tel que nous le voyons aujourd'hui, n'est qu'une combinaison de photographies animées où la virtuosité de l'opérateur ne peut consister que dans des gradations, des variations diverses d'éclairage […]. Donner la parole aux photographies en mouvement, quel splendide achèvement technique ! »

L'avènement du cinéma sonore, qui triomphera à partir des années 1930, va totalement bouleverser la façon de produire des films, mais aussi toute l'économie du secteur, provoquant la chute des maisons de production n’ayant pas su prendre le virage du parlant.

Pour en savoir plus :

Laurent Jullier et Martin Barnier, Une brève histoire du cinéma (1895-2045), Pluriel, 2017

Martin Barnier, En route vers le parlant : Histoire d'une évolution technologique, économique et esthétique du cinéma (1926-1934), Editions du Cefal, 2002