« Citizen Kane », le chef-d'œuvre qui divisa la critique française
Le premier film d'Orson Welles sort en France à l'été 1946, précédé d'une aura de chef-d'œuvre. Dans la presse grand public, toutefois, les critiques sont divisés devant ce film « typiquement américain », la plupart criant au génie, et quelques-uns à l'esbroufe.
Une luxueuse demeure isolée. À l'intérieur, un vieil homme rend son ultime soupir en prononçant un mot mystérieux : « Rosebud ». Commence alors l'enquête d'un journaliste déterminé à savoir ce que le milliardaire Charles Foster Kane, magnat de la presse réputé pour son intransigeance et sa mégalomanie, a bien pu vouloir dire au moment de mourir...
Tout le monde connaît l'intrigue du célèbre Citizen Kane d'Orson Welles, jeune réalisateur, auteur et acteur à l'origine de ce qui est souvent considéré comme l'un des plus grands films de toute l'histoire.
Pourtant, en 1946, lorsque les critiques français découvrent ce premier long-métrage cinq ans après les Américains (Seconde Guerre mondiale oblige), plusieurs d'entre eux sont déconcertés. Si la structure du film, ses audaces formelles, son rythme d'une vivacité inédite transportent nombre de spectateurs, d'autres vont rester de marbre.
Parmi les enthousiastes, Christian Megret dans Carrefour est dithyrambique :
« S'ils ont là-bas, en réserve, beaucoup d'engins de la même force que ce “Citizen Kane”, l'offensive est gagnée d'avance. Sur le terrain de l'art.
Pour ce qui est du commerce, je ne sais. Le pétard éclate à belle hauteur. La gent moutonnière qui, le plus régulièrement, subit le tropisme des salles obscures n'en sera pas, sans doute, tout entière affectée. N'importe comment, et d'ores et déjà, quelle victoire de prestige ! [...]
Car l'intelligence est là, sans cesse présente, et dans le flot des images passe le cortège des idées. Le monde et l'homme réels sont là, appréhendés. Avec rudesse, avec finesse [...]. Partout est la marque du virtuose. Dans les dialogues, avec des phrases de ce genre : “Ça n'est pas difficile de gagner de l'argent quand on ne pense qu'à ça !” Dans la photographie, souvent volontairement fuligineuse et où jamais napperait l'agaçante intention de plaire [...].
Et puis il y a Orson Welles l'acteur. »
Pour Jean-Charles Reynaud de L'Événement, Citizen Kane est un film « révolutionnaire ». D'après lui, c'est la première fois dans l'histoire du cinéma qu'un artiste (âgé de seulement 25 ans au moment du tournage) s'est mis tout entier dans chaque aspect d'un film :
« “La Roue”, d’Abel Gance, mit en nous la notion du rythme au cinéma ; “Forfaiture”, de Cecil B. de Mille, inventa le jeu spécifique du septième art jusque-là emprunté par erreur au théâtre, en même temps qu’il créait le “premier plan” ; pourquoi ne pas aller jusqu’à dire que “Citizen Kane” représente aussi une date de l’histoire du cinéma, quand aucun film antérieur ne fut aussi complètement l’expression d’une seule personnalité, ne donna aussi totalement une impression d’homogénéité entre le scénario, le dialogue, la prise de vues, la mise en scène et l’interprétation ? [...]
Cela est si vrai qu’à mon regret, d’ailleurs, je ne saurais vous citer aucun nom d’artiste en dehors de celui de l’interprète principal. Un nom, un seul, accapare ma mémoire comme il s’est imposé à mon esprit durant tout le spectacle : Orson Welles. »
C'est la perfection technique du film qui retient l'attention de France-Soir, qui écrit à la sortie :
« Avec son chef opérateur Gregg Toland, Orson Welles a fait ce que les compétences avaient toujours dénigré comme impossible : il a pris ses vues sous des lumières éblouissantes ; il les a prises à contre-jour ; il les a filmées dans l'obscurité ; il les a prises sous de bas plafonds ; il a étendu la profondeur du champ en donnant autant de netteté aux personnages du dernier plan qu'à ceux du premier. »
Même chose sous la plume de Claude Bonefol dans les colonnes de Ce Soir :
« Qu’ajouter, sinon que cette cruelle satire sociale, dont la distribution confiée à des acteurs peu connus, est remarquable, est mise en scène avec une superbe et un mépris souverain des règles établies que Kane lui-même, le héros du film, n’eût pas désavoué.
C’est sans cesse la recherche de l’image jamais vue, de l’effet jamais obtenu qui a guidé Orson Welles dans le choix des moyens extérieurs qu’il emploie pour mettre en valeur le sens profond de cette étude de caractère. Il semble que, paraphrasant le poète, il se soit écrié : “Prends le cinéma et tords-lui son cou.” Et, en effet, quel dédain pour le langage cinématographique en honneur à Hollywood et ailleurs […].
Et le spectateur rendu myope par la technique émolliente du cinéma commercial auquel il est accoutumé, a du mal à accommoder sa vue à ces images brutales, inattendues. Mais bientôt, il retrouve l’optique du vrai cinéma. En dehors de l’incontestable intérêt humain que représente la film, il faut avoir vu “Citoyen Kane” pour nous rendre compte à quel point notre vue se gâtait. »
D'autres critiques sont plus nuancés, à l'instar de Luc Estang qui, dans Les Étoiles, s'avoue impressionné mais nullement ému (peut-être est-ce la raison pour laquelle il révèle la fin du film dans son article…) :
« On se sent en présence d'une œuvre importante. Le réalisateur, Orson Welles, est manifestement doué d'un tempérament exceptionnel. Si jamais paternité d’un film fut incontestable, c'est bien dans le cas de celui-ci. Scénariste, metteur en scène, acteur principal, Orson Welles a tout plié à ses vues propres, les autres interprètes eux-mêmes […].
Les techniciens expliqueront que dans Citizen Kane il n'innove en rien, mais utilise de parti-pris les procédés les plus déconcertants de ses prédécesseurs, singulièrement les procédés expressionnistes. On en garde une impression de puissance.
Toutefois, dans le même temps, on s'étonne de n'éprouver aucune émotion. »
Jacqueline Lenoir, dans Gavroche, fait elle aussi la fine bouche. Elle a aimé le film mais estime que Welles a beaucoup emprunté aux expressionnistes allemands et que son long-métrage n'est pas si révolutionnaire du point de vue technique.
« Citizen Kane est un film typiquement américain, jusque dans ses audaces. Jusque dans ses interprétations psychologique ou technique, intelligemment assimilées, jamais originales [...].
Pourtant, il faut voir Citizen Kane, qui surprend par une vitalité peu commune aux films actuels. Ici une individualité a voulu s’imposer, débordante, nerveuse, désordonnée, mais incontestable. Dans un pays à sensations, Welles cherche à surenchérir, et fonce, à coups de poings, à coups de pieds, à coups de tête, parvenant quelquefois avec un rare bonheur à donner à la vie de son personnage un aspect de foire […].
Ce qui manque à Orson Welles, c’est le mépris. En bon Américain, il reste assis, admiratif devant cet extraordinaire produit américain que fut Hearst, et son film n'est jamais un pamphlet, quoi qu'on en ait dit. La satire s'efface vite devant l'analyse psychologique, et Orson Welles cherche davantage à nous faire comprendre Kane qu’à ridiculiser à travers lui des mœurs dont il semble parfaitement s’accommoder. »
Pol Gaillard de L'Humanité, enfin, voit dans le film du jeune Welles un franc ratage (et révèle aussi la fin).
« Orson Welles décida de prendre comme “sujet” de ce premier film le magnat de la presse réactionnaire américaine, W. R. Hearst ; il essaierait de montrer à tous de la façon la plus suggestive qui soit, d’une part la puissance formidable que l'argent et la volonté d’un seul individu sans mandat pouvaient acquérir aux États-Unis sur le sort de millions d'hommes, d'autre part le tempérament, le caractère, les caprices, l'égoïsme total et finalement le malheur et la solitude de cet individu que sa condition inhumaine conduit presque à la folie […].
Sujet vrai et pathétique comme on voit, pamphlet qui aurait pu connaître une prodigieuse influence si Orson Welles avait su réaliser une œuvre populaire, simple et grandiose à la fois, d'une force nue, évidente, parfaitement accessible à tous.
Hélas ! c'est tout le contraire : au lieu d'un film qui devait toucher les masses, Welles a trouvé le moyen de faire un film qui intéressera seulement les techniciens et les snobs. On dirait qu'il n'a eu d’autre souci que d'être original […]. Le résultat le plus net est que les 9/10 des spectateurs français [...] ne comprennent guère que l'idée générale du film, attrapent un violent mal de tête et s'ennuient ferme. »
En août 1945, le premier film de Welles avait également fait l'objet d'une critique paradoxale d'un certain... Jean-Paul Sartre, lequel, dans L'Écran français, avait reproché à Citizen Kane son « intellectualisme » tout en saluant sa technique.
Plus tard toutefois, les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, André Bazin en tête, ne cacheront pas leur admiration pour Citizen Kane.
L'œuvre inaugurale de Welles, qui figure régulièrement en tête des classements des meilleurs films de tous les temps, a depuis influencé des générations entières de cinéastes.
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Pour en savoir plus :
André Bazin, Orson Welles, Éditions des Cahiers du cinéma, 1972
Youssef Ishaghpour, Orson Welles, cinéaste, une caméra visible (trois tomes), La Différence, 2001
Jean Roy, Citizen Kane, Nathan, 1989