Écho de presse

« Le dernier degré de sauvagerie » : Albert Camus sur Hiroshima en 1945

le 09/08/2021 par Pierre Ancery
le 05/01/2020 par Pierre Ancery - modifié le 09/08/2021
Albert Camus en 1957 - source : WikiCommons
Albert Camus en 1957 - source : WikiCommons

« Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive » : le 8 août 1945, deux jours après le bombardement atomique d'Hiroshima par les États-Unis, Albert Camus rédige un édito historique dans les colonnes du journal Combat.

 

Le 6 août 1945, les États-Unis précipitent sur la ville japonaise d'Hiroshima une bombe atomique. L'explosion et la tempête de feu qui lui succède rasent entièrement la ville.

La décision américaine d'utiliser l'arme nucléaire fait suite au rejet, par les dirigeants japonais, des conditions de l'ultimatum de la conférence de Potsdam. Il s'agit à la fois, pour les États-Unis, d'obtenir la reddition immédiate du Japon et d'affirmer leur supériorité technologique et militaire, notamment face à l'URSS.

En France comme dans le monde entier, la nouvelle fait aussitôt la Une de toute la presse.

Parmi les articles qui se succèdent dans les jours suivants l'attaque d'Hiroshima, un édito se distingue : c'est celui du journal Combat, le 8 août. Il n'est pas signé, mais son auteur n'est autre que l'écrivain Albert Camus (1913-1960).

Combat, organe du mouvement de résistance du même nom, est né clandestinement pendant la guerre et sa publication se poursuit depuis la Libération. Camus y écrit depuis l'automne 1943. Son article va rester célèbre pour sa clairvoyance face à la nouvelle situation créée par l'emploi de l'arme atomique.

« Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique.

On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique.

Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques.

En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.

Les découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.

Déjà, on ne respirait pas facilement dans un monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut-être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.

Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique. »

Pour conclure, l'auteur de L’Étranger plaide pour la mise en place d'instances internationales susceptibles de réguler l'usage d'armes aussi destructrices que celle qui vient d'être employée au Japon.

« Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction d'Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons.

Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale, où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.

Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. »

Le 9 août, une seconde bombe est lâchée sur Nagasaki. Le 2 septembre 1945, le Japon capitule : c'est la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est difficile d'estimer le nombre de victimes des deux bombardements, mais on pense qu'ils ont causé entre 110 000 et 250 000 morts, auxquelles doivent s'ajouter les cas ultérieurs de cancers dus aux radiations.

Pour en savoir plus :

Barthélémy Courmont, Pourquoi Hiroshima ? : La décision d'utiliser la bombe atomique, L'Harmattan, 2007

Michihiko Hachiya, Journal d'Hiroshima, Tallandier, 1956

Olivier Todd, Albert Camus, une vie, Gallimard, 1999