Quand Jack London imaginait une épidémie détruisant la civilisation
Nous sommes en 2073, du côté de la baie de San Francisco. Un vieillard et un enfant marchent le long de ce qui fut jadis une voie ferrée. Soixante ans plus tôt, l'apocalypse a eu lieu : un mystérieux virus, la « Mort écarlate », s'est soudain abattu sur l'humanité, la détruisant presque entièrement. Seuls quelques individus, retournés à l'âge de pierre, survivent dans un monde d'où toute forme de civilisation a disparu.
Telle est l'intrigue de La Peste écarlate (The Scarlet Plague), court roman d'anticipation écrit par Jack London (1876-1916) en 1912. En France, il fut traduit par Paul Gruyer et Paul Postif et parut en feuilleton dans les colonnes du Journal des débats politiques et littéraires.
Ce feuilleton comportait quinze épisodes, publiés entre le 10 et le 25 avril 1924. Au fil du récit, les lecteurs français purent découvrir le terrifiant univers post-apocalyptique imaginé par le célèbre écrivain américain.
La fin de l'humanité est ici racontée par la bouche du vieillard. Cet ancien professeur de littérature à Berkeley s'adresse à un public d'enfants devenus à demi sauvages, et qui restent indifférents à son histoire :
« – Savez-vous, mes enfants, savez-vous bien que j'ai vu ce rivage grouillant de vie ?
Hommes, femmes et enfants s'y pressaient tous les dimanches. Il n'y avait pas d'ours pour les dévorer, mais là-haut, sur la falaise, un magnifique restaurant, où l'on pouvait trouver tout ce qu'on désirait manger. Qua tre millions d'hommes vivaient alors à San Francisco.
Et maintenant, dans toute cette contrée, il n'en reste pas quarante au total. La mer aussi était pleine de bateaux, et de bateaux, qui passaient et repassaient la Porte d'Or. Et il y avait dans l'air quantité de dirigeables et d'avions. Ils pouvaient franchir une distance de deux cent miles à l'heure. »
Le vieil homme évoque l'irruption brutale de l'épidémie en 2013. Elle avait pour principal symptôme le développement de rougeurs sur tout le corps, précédant de peu la mort :
« En ce temps-là, les hommes parlaient entre eux, à travers l'espace, à des milliers et des milliers de milliers de milles de distance. C'est ainsi que la nouvelle arriva à San Francisco qu'un mal inconnu s'était déclaré à New-York.
Dans cette ville, la plus magnifique de toute l'Amérique, vivaient dix- sept millions de personnes. Tout d'abord, on ne s'alarma pas outre mesure. Il n'y avait eu que quelques morts. Les décès, cependant, avaient été très prompts, paraît-il.
Un des premiers signes de cette maladie était que la figure et tout le corps de celui qui en était atteint devenaient rouges. Au cours des vingt-quatre heures qui suivirent, on apprit qu'un cas s'était déclaré à Chicago, une autre grande ville. Et le même jour, la nouvelle fut publiée que Londres, la plus grande ville du monde après New-York et Chicago, luttait secrètement contre ce mal, depuis deux semaines déjà. Les nouvelles en avaient été censurées... je veux dire que l'on avait empêché qu'elles se répandissent dans le reste du monde.
Cela semblait grave, évidemment. Mais nous autres, en Californie, et il en était par tout de même, nous n'en fûmes pas affolés. Il n'y avait personne qui ne fût assuré que les bactériologistes trouveraient le moyen de détruire ce nouveau germe, tout comme ils l'avaient fait, dans le passé, pour d'autres germes.
Ce qui était pourtant inquiétant, c'était la prodigieuse rapidité avec laquelle ce germe détruisait les humains et aussi que quiconque était atteint mourait infailliblement. Pas une guérison [...]. Souvent une heure ne s'écoulait pas entre les premiers signes de la maladie et la mort. Parfois on traînait pendant plusieurs heures. Mais parfois aussi dix ou quinze minutes après les premiers symptômes tout était terminé. »
Le germe de la maladie se répandant à la vitesse de l'éclair, les morts se comptent bientôt par milliers, puis par millions. L'édifice social s'écroule à mesure que s'installe la lutte de chacun contre tous, jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'une poignée d'humains ayant oublié jusqu'au souvenir des bienfaits de la civilisation.
Le vieillard conclut :
« La même histoire, dit-il, en se parlant à lui-même, recommencera. Les hommes se multiplieront, puis ils se battront entre eux. Rien ne pourra l'empêcher. Quand ils auront retrouvé la poudre, c'est par milliers, puis par millions, qu'ils s'entretueront. Et c'est ainsi, par le feu et par le sang, qu'une nouvelle civilisation se formera.
Peut-être lui faudra-t-il, pour atteindre son apogée, vingt mille, quarante mille, cinquante mille ans. Les trois types éternels de domination : le prêtre, le soldat, le roi, y reparaîtront d'eux mêmes. La sagesse des temps écoulés, qui sera celle des temps futurs, est sortie de la bouche de ces gamins. La masse peinera et travaillera comme par le passé. Et sur un tas de carcasses sanglantes, croîtra, croîtra toujours l'étonnante et merveilleuse beauté de la civilisation.
Quand bien même je détruirais tous les livres de la grotte, le résultat serait le même. L'histoire du monde n'en reprendrait pas moins son cours éternel ! »
La Peste écarlate paraîtra la même année en volume, dans un recueil comprenant aussi Comment disparut Marc O'Brien et Construire un feu, autre chef-d'œuvre de London.
Au moment de la parution, L'Intransigeant verra dans La Peste écarlate un écho aux doctrines de Nietzsche :
« L’idée du “retour éternel” qui bouleversait si fortement Frédéric Nietzsche, anime ce roman post-historique. Car tout renaîtra.
L’univers a été anéanti, bouleversé. L’homme demeure identique. Déjà, le chasseur à l’arc dit à ses compagnons d’infortune :
– Quand j’aurai trouvé le moyen de fabriquer de la poudre à fusil, c’est moi qui vous ferai marcher tous... Je vous dominerai. »
Jack London n'est pas le seul à avoir imaginé une humanité ravagée par un virus destructeur. Le thème a été abordé dans une multitude d'œuvres de science-fiction. Citons parmi les plus célèbres Le Dernier homme de Mary Shelley, en 1826, Le Fléau, de Stephen King, en 1978, ou encore le film L'Armée des douze singes, de Terry Gilliam, en 1995.
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Pour en savoir plus :
Bernard Fauconnier, Jack London, Folio Biographies, 2014