Écho de presse

Arthur Cravan : boxeur, provocateur, mystificateur, poète

le 13/10/2020 par Pierre Ancery
le 08/10/2020 par Pierre Ancery - modifié le 13/10/2020

Paris, New York, Barcelone ou Mexico : le poète et pugiliste Arthur Cravan, neveu par alliance d'Oscar Wilde, créa le scandale partout où il passa, jusqu'à sa disparition inexpliquée en 1918.

Le 1er mai 1912, la revue littéraire Le Mercure de France annonce la parution du premier numéro d'une revue poétique et critique intitulée Maintenant. On y trouve un poème, Sifflet, cité dans l'article, et un texte sur Oscar Wilde. Le seul et unique rédacteur de cette nouvelle parution, Arthur Cravan, qui se présente comme le neveu de l'auteur du Portrait de Dorian Gray, est alors parfaitement inconnu du monde des lettres.

Pour Le Mercure, les vers de Cravan « indiquent évidemment un poète inquiet de nouveau, et doué de lyrisme », dans la veine de l'Américain Walt Whitman. Le Journal des débats, qui fait également la promotion de Maintenant, écrit quant à lui :

« Il y a dans ces vers une énergie juvénile, une fraîcheur et une force de sensation qui passent dans les mots.

Certains sentiments comme celui du froid quand on respire, certaines notations comme l'aspect des passagers d'un transatlantique “qui regardaient basculer la ligne de flottaison” sont tout à fait d'un poète. »

Qui est Arthur Cravan ? Sa biographie est semée de chausses-trapes et il est difficile de démêler le vrai du faux, lui-même s'étant plu à entretenir toutes sortes de légendes sur son compte. 

Né le 22 mai 1887 à Lausanne, dans une famille bourgeoise issue d'Angleterre, il s'appelle en réalité Fabian Avenarius Lloyd. La sœur de son père, Constance Mary Lloyd, a épousé Oscar Wilde en 1884, avant que leur union ne s'achève dans l'opprobre à cause de l'immense scandale provoqué par les mœurs sulfureuses de l'écrivain irlandais, mort en 1900.

Très jeune, Fabian se passionne pour le sport : nage, football, gymnastique. Rêvant d'aventures, il s'émancipe rapidement du giron familial. À seize ans, quittant le collège britannique où il a été placé, il part à Londres, où il dort quinze jours sous les ponts. Sa famille l'envoie à New York, chez des amis : de là, il aurait fugué pour la Californie.

L'année suivante, on le retrouve à Berlin, où d'après Blaise Cendrars, qui l'a connu plus tard, il fréquente les drogués et les homosexuels des boîtes de nuit du Kurfürstendamm. Puis en 1906, il s'engage comme homme de chauffe sur un cargo, avant de devenir bûcheron en Australie.

De retour en Europe, il s'installe en 1909 à Paris, où il commence à fréquenter le milieu des jeunes artistes américains. Parallèlement, il s'adonne avec son frère à son sport favori, la boxe, remportant même le titre de champion de France des demi-lourds le 14 mars 1910 – son adversaire ne s'étant pas présenté à la finale. En 1912, il se choisit le pseudonyme de Cravan en hommage à sa fiancée du moment, née à Cravans, en Charente-Maritime.

Arthur Cravan (au centre) en tenue de boxe dans La vie au grand air, mars 1910 - source : RetroNews-BnF
Arthur Cravan (au centre) en tenue de boxe dans La vie au grand air, mars 1910 - source : RetroNews-BnF

C'est cette année-là qu'il se lance dans les lettres. Les cinq numéros de Maintenant, parus entre 1912 et 1915, vont attirer l'attention du milieu littéraire par leur ton provocateur et excentrique. Dans le n°2, qui paraît en juillet 1913, Arthur Cravan s'attaque à André Gide :

« M. Gide doit peser dans les 55 kilos et mesurer 1,65 m environ. Sa marche trahit un prosateur qui ne pourra jamais faire un vers.

Avec ça, l'artiste montre un visage maladif, d'où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules, inconvénient dont le peuple donne une explication en disant vulgairement de quelqu'un : “il pèle”. »

Gil-Blas commente alors :

« M. Arthur Cravan mérite de ne point passer inaperçu. Il a deux mètres de haut ; il fut champion de boxe, poids lourds, avant d'écrire en prose et en vers ; il est neveu d'Oscar Wilde et publie une mince revue, Maintenant, qui ne ressemble à nulle autre [...].

Poète, M. Arthur Cravan manie la strophe délicate comme le punching-ball. On ne peut toutefois nier que ses vers, mal équilibrés, aient de l'accent. La manière de cet auteur lui appartient en propre et laisse bien loin tout pédant unanimisme. En dépit de truculences un peu nègres et d'un érotisme de caserne, on ne peut mésestimer ses vers ; ceux-ci méritent qu'on les cite :

 

Ce soir, quelle est ma méprise,
Qu'avec tant de tristesse
Tout me semble beau ?
L'argent qui est réel,

La paix, les vastes entreprises,
Les autobus et les tombeaux,
Les champs, le sport, les maîtresses,
Jusqu'à la vie inimitable des hôtels ! [...]

 

M. Arthur Cravan nous choque et nous retient. Il nous déplaît par d'injustes violences, par d'absurdes brutalités d'opinion ; il use d'une rhétorique peau-rouge, mais sa franchise et, parfois, un don terrible du ridicule qu'il va chercher profondément sous l'épiderme, le gagne à une sympathie que nous lui témoignons avec surprise. »

L'Homme libre, au même moment, le décrit comme « un poète puissamment original, d'un lyrisme direct et ingénu » et indique qu'on « le rencontre fréquemment au Palais-Royal et au Quartier Latin ». Dans le n°3 de Maintenant, paru en octobre 1913, Cravan tente de faire croire (sans beaucoup de succès) que son oncle est toujours vivant et qu'il l'a rencontré :

« Dans son fauteuil il avait l'air d'un éléphant ; le cul écrasait le siège où il était à l'étroit […]. Je l'adorais parce qu'il ressemblait à une grosse bête ; je me le figurais chier simplement comme un hippopotame ; et le tableau me réjouissait à cause de sa candeur et de sa justesse […]. »

En novembre, il donne une conférence au Cercle de la Biche. André Salmon, dans Gil-Blas, raconte la performance du boxeur-poète :

« Au Cercle de la Biche, Arthur Cravan, poète, boxeur et neveu d'Oscar Wilde, exprima son mépris de l'artiste. Il réclama le silence à coups de gourdin et à son de trompe. Il regretta que le choléra n'ait pas emporté à trente ans les grands poètes, ce qui leur eût épargné une vie mesquine ; il railla Marinetti qui dépense pour l'art, dit-il, cent mille francs par an !

Arthur Cravan croit à la vie moderne, ardente, brutale. Ce cynique est un ingénu, un poète intéressant d'ailleurs et qu'une “littératurite aiguë” pousse au mépris apparent de la littérature.

Pourquoi écrit-il ? Pourquoi fait-il des conférences ? En quoi la vie des autres est-elle moins monotone que celle de l'artiste ? […] Conférencier brutal, Arthur Cravan ne recommence-t-il pas le génial Alfred Jarry ? »

Il devient peu à peu une personnalité parisienne. Cravan, fêtard invétéré, fréquente beaucoup le Bal Bullier et la Closerie des Lilas. Il compte Félix Fénéon, Filippo Tommaso Marinetti et Blaise Cendrars parmi ses amis. Le 6 mars 1914, Gil-Blas publie sa photo et annonce que Cravan « conférenciera, dansera, boxera » le soir même aux Noctambules, rue Champollion : « Il initiera l'auditoire émerveillé aux plus audacieuses beautés des lettres présentes. Sa conférence sera un sensationnel coup de poing dans la sympathique figure du public ».

Nouveau coup d'éclat en avril 1914 avec le n°4 de Maintenant, dans lequel il insulte les peintres exposés au Salon des Indépendants : « Ces chers Maurice Denis et Charles Guérin ! Quel coup de pied au derrière je leur foutrais volontiers […]. Metzinger, un raté qui s'est raccroché au cubisme […]. K. Malevitch, du chiqué [...]. Deltombe, quel con ! [...] M. Delaunay, qui a une gueule de porc enflammé ou de cocher de grande maison [...] » Cravan, qui vend sa revue directement à la sortie du Salon, s'attire les foudres des artistes incriminés, au point que le journal La Liberté titre avec humour son article consacré au boxeur : « La terreur des fauves ».

« Dans une petite revue qui est à lui, toute à lui, rien qu’à lui, puisque sa femme en est secrétaire de la rédaction, l'athlète Arthur Cravan dit leur fait à certains excentriques de l’art. Il le leur dit un peu crûment peut-être, sans mettre des gants et sans mâcher les mots.

Ces mots s’abattent comme des coups de poing – un poing, c'est tout ! – et, en moins de temps qu’il ne m'en faut pour l'écrire, le critiqué est knock-out. »

Apollinaire, traité de « Juif » dans la revue, envoie ses témoins à Cravan. Le Mercure de France, relatant l'incident, signale la réponse écrite de ce dernier :

« N’ayant que très peu d’amour-propre, je viens déclarer que, contrairement à ce que j’aurais pu laisser entendre dans mon article sur l'Exposition des Indépendants paru dans ma revue Maintenant, M. Guillaume Apollinaire n’est point juif, mais catholique romain. »

À la suite d'une rixe avec les époux Delaunay dans un café, Cravan écope de huit jours de prison ferme pour injures à l'encontre de Sonia Delaunay (« Je ne prétends pas que je ne forniquerai pas au moins une fois Madame Delaunay », avait-il écrit dans sa revue). En juillet, il donne une nouvelle conférence mouvementée aux Sociétés Savantes, racontée par Le Radical :

« En manière de prélude à sa conférence, M. Arthur Cravan tira six coups de revolver sur son public. Excellent moyen, comme on pense, de forcer l'attention d'auditeurs enclins, peut-être, aux conversations particulières.

Ensuite de quoi, l'orateur déclara qu'il se f. des gens, de ceux qui étaient là comme de ceux qui étaient ailleurs, et que la Littérature, avec un grand L, n'était plus qu'une vieille prostituée. Le public s'amusa comme une petite folle […]. »

La Première Guerre mondiale éclate alors que Cravan se trouve dans les Balkans. Peu désireux de se faire trouer la peau, il traverse l'Europe centrale muni de faux passeports (il a le temps de publier le dernier numéro de Maintenant en mars 1915). Arrivé à Barcelone en mars 1916, il annonce à grand renfort de publicité sa rencontre prochaine avec le célèbre boxeur américain Jack Johnson, champion du monde mi-lourds. L'Action raconte le 2 mai :

« Le grand event de la saison à Barcelone est actuellement le match du fameux boxeur nègre Jack Johnson contre Arthur Cravan. Des placards l’annoncent sur tous les murs de la capitale de la Catalogne.

Il y est dit que Johnson (noir) pèse 110 kilos et que Cravan (blanc) en pèse 105. L’enjeu est de 15 000 pesetas. »

Cravan est mis K.O. au bout de 43 minutes, au sixième round.

En 1917, il se retrouve à New York, dormant à Central Park et parcourant la ville à pied. Il fréquente des Européens exilés, tels Marcel Duchamp ou Francis Picabia (qui fera son portrait), et donne de nouvelles conférences. L'une d'elles, raconte The Sun, « choque même la faune de Greenwich Village ».

Au même moment, Cravan tombe fou amoureux de la poétesse Mina Loy, avec qui il entame une liaison passionnée. Quand les États-Unis entrent en guerre et se proposent d'incorporer les étrangers résidant sur leur territoire, il s'enfuit au Canada, où il se serait enrôlé sur un bateau danois de pêche à la morue. Puis, pour échapper aux autorités canadiennes, il s'exile au Mexique, où Mina Loy le rejoint en janvier 1918. Ils se marient et voyagent au Pérou et en Argentine, au fil d'une longue errance vécue dans la misère, et alors que Mina est enceinte.

De retour au Mexique (à Vera Cruz), le couple se sépare momentanément et se promet de se retrouver à Buenos Aires. Mina embarque à bord d'un navire sanitaire japonais. Elle ne reverra jamais le père de sa fille à naître : celui-ci disparaît dans des circonstances mystérieuses. La police mexicaine fera état d'un corps d'homme abattu près de la frontière au bord du Rio Grande del Norte, dont le signalement (grand, blond) évoque Cravan. Il avait trente-et-un ans.

Plus tard, André Breton consacrera Cravan comme un précurseur du mouvement dada, contribuant à créer un mythe autour du poète.

Blaise Cendrars livrera quant à lui, dans Le Lotissement du ciel, un portrait ironique et moqueur du neveu d'Oscar Wilde. Parlant des lettres adressées par Cravan à Mina Loy, il ajoutera toutefois qu'il les considère comme « des hymnes à la nuit aussi profonds et suaves que ceux de Novalis et des illuminations fulgurantes aussi prophétiques et rebelles et désespérées et amères que celles de Rimbaud ».

Pour en savoir plus :

Arthur Cravan, Œuvres, Éditions Gérard Lebovici, 1987

Maria Lluïsa Borras, Cravan, une stratégie du scandale, Jean-Michel Place, 1996

Bertrand Lacarelle, Arthur Cravan, Précipité, Grasset, 2010