« La Belle et la Bête » de Cocteau, un chef-d’œuvre dénigré par la critique
À sa sortie en 1946, le film La Belle et la Bête fait événement. Saluée par quelques-uns, l’adaptation du conte de fées de Mme Leprince de Beaumont est pourtant éreintée par de nombreux critiques, qui y voient un « délire d’esthète », voire de « l’anti-cinéma ».
C’est l’une des plus grandes réussites du cinéma français d’après-guerre. Un chef-d’œuvre où chaque scène, chaque élément du décor semble parfaitement à sa place : pour son premier long-métrage, une adaptation de La Belle et la Bête, le célèbre conte de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, Jean Cocteau avait su s’entourer de talents exceptionnels.
Jean Marais, un des acteurs les plus en vue de l’époque, y joue à la fois la Bête et le personnage d’Avenant, prétendant de la Belle (incarnée par Josette Day). La photographie d’Henri Alekan, en reproduisant les ambiances mystérieuses des gravures de Gustave Doré, magnifie les costumes et les décors de Christian Bérard. La musique de Georges Auric, enfin, accompagne à merveille les dialogues de Cocteau, qui restent aussi proches que possible de la tonalité merveilleuse du conte original.
Pourtant, lorsqu’il sort à l’automne 1946, l’ambition poétique du film laisse de marbre de nombreux critiques, qui jugent le film froid ou artificiel. Dès sa présentation au festival de Cannes, en septembre, Guy Leclerc écrit dans L’Humanité :
« En transportant ce conte de fées à l’écran, Jean Cocteau a réussi à faire une sorte de poème plastique très beau, certes, et fort bien mis en scène dans des décors et avec des costumes somptueux [...].
Mais que de critiques à faire ! Ainsi, sur l’atmosphère malsaine entretenue par le flirt de la jeune fille avec le monstre (certaines scènes sont vraiment répugnantes) et sur ces « trucs » surréalistes – les mains détachées de tout corps qui ouvrent les portes, tiennent les bougeoirs, servent à manger... – révélateurs de complexes bien troubles [...].
Sa beauté est une beauté intellectuelle, calculée, fabriquée par un esthète pour des esthètes. Malgré la quasi-perfection qu’elle atteint parfois, elle ne nous a émus à aucun moment. »
Le film repartira bredouille de Cannes. Lors de la sortie en salles, on peut lire la même déception sous la plume assassine de Jacqueline Lenoir, dans le socialiste Gavroche :
« La Belle et la Bête ne peut nous convaincre de la façon que souhaitait Jean Cocteau. Il eût fallu plus de naïveté, de pureté. Un conte de fées, ce sombre délire d’esthète à la mode ? Allons, allons, soyons sérieux [...].
Il se trouvera des femmes pâmées pour roucouler que c’est « délicieux » et des hommes distingués pour affirmer qu’il y a là « quelque chose ». Je ne saurais vous dire quoi. Les admirateurs de la Belle et la Bête non plus d'ailleurs. L’important, c’est d'avoir compris, même si, comme nous l’annonce ingénument Cocteau lui-même, il n’y a rien à comprendre. »
Dans La Jeune République, Roger Proville compare défavorablement La Belle et la Bête à un autre film sorti au même moment, Rome, ville ouverte du cinéaste néoréaliste Roberto Rosselini. Pour le critique, les deux films représentent « deux tendances divergentes du cinéma », entre lesquelles il faudrait choisir.
« « La Belle et la Bête », en dépit de la perfection des images et des décors (Ch. Bérard), est un film lent, artificiel, trop intellectuel...
Quoiqu’en pense Cocteau dans son introduction, il n’a rien d’un conte pour enfants : cela manque de cœur et de nerfs, choses aussi nécessaires au monde enfantin qu’à l’univers du cinéma [...]. Au contraire, si nous nous tournons vers l’œuvre de Rossellini, nous éprouvons, par le cœur et les entrailles, combien ce film est vivant. »
Dans le journal France, Jeannine Delpech écrit que le film « ravit l’esprit, l’œil et l’oreille », mais « ne touche guère l’âme ». La Gazette provençale, de son côté, publie une critique presque schizophrénique, portant aux nues les images du film mais parlant en même temps d’ « anti-cinéma ».
« « La Belle et la Bête », c’est plus qu’un film, c’est un « cas ». Conçue par un poète, cette œuvre n'a pas de poésie ; écrit par un homme de lettres, ce film a de mauvais dialogues ; réalisée par un homme qui n’est pas cinéaste de son métier, cette bande possède des images admirables. « La Belle et la Bête » constitue une très forte déception pour tous ceux – et j’en faisais partie – qui attendaient de cette œuvre de Cocteau une révélation.
Hélas, Jean Cocteau s’est trompé. Son film est anticinématographique, ennuyeux, mal joué. Et pourtant, c’est une des œuvres les plus marquantes de notre cinéma. Paradoxe. « La Belle et la Bête » est un film manqué, mais c'est un ratage que tout le monde doit voir, c’est surtout un ratage qui apportera plus au cinéma français que bien des réussites banales. »
Pourquoi une telle réception ? Si l’étrangeté du film de Cocteau, qui assume une approche presque éthérée de son sujet, a pu dérouter les spectateurs de 1946, la personnalité de son auteur, dandy touche-à-tout et lanceur de modes omniprésent dans les cercles artistiques, a certainement joué un rôle dans le rejet dont il fut victime.
D’autres critiques de l’époque, cependant, loueront avec moins de réserve les qualités de La Belle et la Bête. Pour Denis Marion, dans Combat, Cocteau, délaissant les connotations « sexuelles » du conte de Leprince-Beaumont, a signé un grand film sur l’animalité :
« [Jean Cocteau] y a trouvé l’occasion d’exprimer la compassion qu'inspirent à l’homme les bêtes privées de la parole [...].
A cet égard, Jean Cocteau a gagné la partie grâce à l’admirable création du masque de Jean Marais. L’extraordinaire contraste entre ce mufle velu et l’expression humaine des yeux est une image d’une beauté poétique et d’une vérité psychologique rarement égalées. »
Jean Morienval, dans L’Aube, vante les qualités des acteurs :
« Le rôle de Jean Marais était difficile. Son masque animal manque de mobilité. Il n’en donne pas moins à la Bête une impression de réalité puissante et souffrante. Il anime les stupeurs de l’inconscient.
Josette Day, par sa simplicité et sa candeur, réussit à donner au rôle de la Belle la force, magique aussi, de la vertu [...]. Avec tout cela, la Belle et la Bête apparaît un de ces films par lesquels se construit le cinéma. Attendons quelques années, et vous le verrez qualifier de chef-d’œuvre. »
Dans Carrefour, enfin, François Chalais parle de « meilleur film de l’année écoulée » et revient sur le dénigrement dont est victime l’œuvre de Cocteau :
« Pourquoi faut-il toujours, à propos de M. Jean Cocteau, qu'il soit nécessaire d'user d'un ton de combat, que la plupart ne puissent se résoudre à reconnaître une gloire qui humilie seulement ceux qui ne la reconnaissent pas ? La jalousie de la médiocrité n’est pas une explication [...].
La vérité est plus terrible encore : il semble que la majorité des Français soient en retard sur leur temps et que, inconscients, ils ne cherchent pas même à lui courir après. »
Le film obtiendra le prix Louis-Delluc à la fin de l’année 1946, et sera finalement plébiscité par le public. Jean Cocteau signera encore une poignée de grands œuvres cinématographiques, comme L’Aigle à deux têtes en 1948 ou Orphée en 1950. Quant à Jean Marais, il entra dans la légende grâce à La Belle et la Bête, aujourd’hui film mythique de l’histoire du cinéma.
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Pour en savoir plus
Jean Cocteau, La Belle et la Bête, journal d'un film, éditions du Rocher, 1958
Dominique Marny, La Belle et la Bête, Les coulisses du tournage, Le Pré aux Clercs, 2005
René Gilson, Jean Cocteau cinéaste, L'avant-scène théâtre, 1998