1948 : le premier Festival international de jazz à Nice
Louis Armstrong, Baby Dodds, Willie Smith… En février 1948, l’affiche du premier festival international de jazz de Nice est prestigieuse. Pendant une semaine, la capitale azuréenne swingue au rythme de la Nouvelle-Orléans, du be-bop et des jazzmen du monde entier.
Du 22 au 28 février 1948, une manifestation inédite en Europe se tient à Nice, dans les Alpes-Maritimes : le premier festival international de jazz. Pendant une semaine, sur la scène de l’opéra et dans le décor Belle Epoque du casino municipal (aujourd’hui disparu), se sont affrontés parmi les plus grands jazzmen de l’époque.
L’affiche, élaborée par Jacques Hebey et Hugues Panassié, président du Hot Club de France, est impressionnante.
« Il n’y aura pas moins de huit orchestres à cette extraordinaire semaine : quatre européens et quatre américains.
L’Angleterre nous envole Derek Neville, la Belgique l'orchestre de Jean Leclère, la Suisse celui de Francis Burger.
La France sera représentée par le jeune orchestre de Claude Luter, idole du Quartier Latin à Paris – un de ces rares orchestres de chez nous qui ont essayé de recréer la merveilleuse ambiance du jazz primitif de La Nouvelle Orléans, et qui y ont en grande partie réussi.
Ce style Nouvelle Orléans si pur, on l’entendra dans toute sa beauté au Festival de Nice grâce à deux orchestres américains : Louis Armstrong et son ‘Hot Five’, qui comprendra Barney Bigard (le célèbre ex-clarinettiste de Duke Ellington). Sidney Catlett (un des meilleurs batteurs du monde), et peut-être aussi le prestigieux pianiste Earl Hines.
L'orchestre du grand clarinettiste Milton Mezzrow parmi lequel se trouveront de nombreuses vedettes, dont le contrebassiste Pops Foster, le batteur Baby Dodds et probablement le fameux pianiste Willie Smith, surnommé ‘Le Lion’ pour s'être battu en France ‘comme un lion’ pendant la guerre 1814-18, alors qu’il était âgé de vingt ans. »
La ville de Nice est choisie pour son cadre et son climat méditerranéen mais aussi parce que le jazz y est omniprésent depuis la fin de la guerre : les soldats de la sixième flotte des Etats-Unis, installés dans la rade de Villefranche-sur-Mer, ont popularisé ces nouvelles musiques dans la capitale azuréenne et ses environs. L’événement est d’importance : tous les concerts sont radiodiffusés.
Mais déjà, à l’annonce de la programmation, la polémique enfle : un seul orchestre français (et amateur de surcroît) pour rivaliser avec les grandes formations étrangères. De grands noms du jazz français (parmi lesquels Django Reinhard et Stéphane Grappelli) protestent dans une tribune relayée par les Lettres françaises :
« Les signataires de cette protestation demandent instamment que les organisateurs chargés du déroulement de ce gala révisent leur position et assurent une représentation plus effective des valeurs réelles françaises.
Il est inadmissible que, seul, un orchestre d'amateurs pour notre pays soit opposé aux meilleurs professionnels américains.
Une atteinte intolérable est portée là au prestige de la qualification professionnelle française. »
Dans Combat, Boris Vian répond à la polémique en louant les qualités de l’amateur Claude Luter (« meilleur représentant européen du vieux style d’improvisation collective ») et tacle les signataires de la protestation.
« Mais il s'avère que certains de ces grands noms ont décliné les offres de Dame-Radio, offres que Luter est seul à avoir acceptées.
Reconnaissons que ces propositions ne comportaient, assure-t-on, aucun cachet mais un simple défraiement complet dans d’excellentes conditions, matérielles. D’autres affirment qu’on ne leur a rien proposé du tout et d'aucuns qu’il est regrettable que soient payés les artistes américains et pas les autres.
Toujours est-il que l’histoire est embrouillée et que Luter y tient le rôle de bouc-émissaire. Je tiens à dire qu’il est injuste de rendre responsable d'un certain nombre de fausses manœuvres le plus modeste et le plus désintéressé des musiciens français de Jazz. Claude Luter sait le profit musical qu’il tirera du festival.
J’en connais beaucoup qui auraient avantage à se remettre un peu à l’école des musiciens noirs. »
La grogne des professionnels du jazz français s’apaise finalement ; Django Reinhardt et Stéphane Grappelli sont invités à participer à la « Nuit de Nice » qui clôturera le l'événement.
Le festival déroule ses concerts soir après soir .Le niveau est tel qu’il semble compliqué aux observateurs de relever des faiblesses. On évoque la perfection de la batterie de « Baby » Dodds, la dextérité du clarinettiste Milton Mezzrow ou la saveur des improvisations du trompettiste Rex Stewart.
Mais celui qui emporte tous les suffrages de la presse reste Louis Armstrong. Pour L’Aurore, il est le maître :
« Quant à Louis Armstrong, en un quart d’heure, il a eu tôt fait, sans vaine fioriture, sans vaine éloquence, de rappeler une fois de plus sa maîtrise. Sans doute, on ne peut pas parler de classicisme à son sujet au sens ordinaire du terme car improvisation et inspiration semblent tenir chez lui le premier plan.
Pourtant, sa sobriété, sa mesure, son sens de l'architecture, sont des qualités que ne rejetteraient pas les musiciens classiques des plus grandes époques. »
Pour Boris Vian, « Satchmo » est le roi du jazz en général et du festival de Nice en particulier.
« Un fait est certain : Armstrong et ces quelques musiciens dominent dès à présent le Festival. Ils lui donnent sa signification.
Sans méconnaître la valeur des formations de Stewart, de Mezzrow, on ne peut que regretter l’absence d’un Duke Ellington ou d’un Gillespie qui, eux, n’auraient pas souffert de la comparaison.
Mais déjà le bruit se répand que de nouvelles grandes journées se préparent à Paris pour les amis du jazz. »
Le clou du festival est annoncé pour la dernière nuit : tous les participants auxquels se sont joints Yves Montand et Suzy Delair se retrouvent dans les salons de l’hôtel Negresco pour une nuit de jazz sans fin. Il se raconte que c’est en entendant Suzy Delair y chanter C’est si bon que Louis Armstrong décida d’adapter la chanson en 1950.
Le premier festival international de jazz s’achève au petit matin du 29 février 1948. Il ne connaîtra pas de deuxième édition avant l’été 1971 et deviendra la « Grande parade du jazz », jusqu’au début des années 1990. Festival de référence mondiale qui accueille les grands noms (Stéphane Grappelli, Dizzy Gillespie, Art Blakey, Miles Davis, Fats Domino), c’est aussi une fête populaire qui se déroule sous les oliviers des arènes de Cimiez où le public prend l’habitude de croiser les musiciens qui déambulent entre deux sets.
Le Nice Jazz festival est devenu aujourd’hui un festival de jazz largement ouvert aux musiques actuelles.