« Retour de l’U.R.S.S. » d’André Gide, 1936 : controverse autour d’une désillusion
Dans son livre-témoignage Retour de l’U.R.S.S., l’écrivain André Gide, qui s’était d’abord enthousiasmé pour le régime soviétique, fait part en 1936 de sa déception après un voyage en terre communiste. Alors que les journaux de droite exultent, L’Humanité voue aux gémonies l’écrivain.
Juin 1936. André Gide, 68 ans, est au faîte de sa gloire lorsqu’il débarque à Moscou. Convié par le pouvoir soviétique parce qu’il avait, depuis 1932, chanté les louanges de l’expérience communiste, le célèbre auteur des Nourritures terrestres est invité le 20 juin à prononcer l’éloge funèbre de Maxime Gorki, mort deux jours plus tôt.
La cérémonie a lieu sur la Place Rouge, en présence de Staline. « C'est aux grandes forces internationales révolutionnaires qu'incombent le soin, le devoir de défendre, de protéger et d'illustrer à neuf la culture, déclare alors celui qui est depuis quelques années un compagnon de route du PCF. Le sort de la culture est lié dans nos esprits au destin même de l'U.R.S.S.. Nous la défendrons.»
Pourtant, ce voyage « organisé » de deux mois et demi sera pour l’écrivain celui de la désillusion.
Pour lui comme pour les proches qui l’ont accompagné en URSS, la déception fut amère. On lui a montré des usines modèles, des kolkhozes, des fêtes de la jeunesse, des spectacles révolutionnaires : Gide n’a pu que constater le contrôle de l’information, le culte de la personnalité autour de Staline, la propagande permanente.
Ce désenchantement, il va le partager à son retour dans un bref témoignage qui aura l’effet d’une bombe : Retour de l’U.R.S.S., paru en novembre 1936 chez Gallimard. S’il y raconte la « joie profonde» qu’il a eue au contact des travailleurs russes et se livre à l’éloge de certaines réalisations soviétiques, sa critique du régime est sans ambiguïté.
Gide dénonce la pauvreté de la grande majorité de la population soviétique, la « dépersonnalisation » des individus maintenus dans une totale ignorance de ce qui se passe à l’étranger, et surtout les mensonges du régime.
« Ce que l'on demande à présent, c'est l'acceptation, le conformisme. Ce que l'on veut et exige, c'est une approbation de tout ce qui se fait en U.R.S.S.; ce que l'on cherche à obtenir, c'est que cette approbation ne soit pas résignée, mais sincère, mais enthousiaste même. Le plus étonnant, c'est qu'on y parvient. D'autre part, la moindre protestation, la moindre critique est passible des pires peines, et du reste aussitôt étouffée.
Et je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif (terrorisé), plus vassalisé. »
A sa parution, le livre est un véritable succès commercial : plus de 140 000 exemplaires vendus en quelques semaines. Un succès largement nourri par la foule d’articles qui lui sont consacrés.
Dans la presse de droite, on applaudit le livre de Gide. Qu’importe si sa critique comporte des nuances (Gide ne renie pas le marxisme), on lit l’ouvrage comme un pamphlet anticommuniste. Ainsi dans Le Matin, le 1er décembre 1936 :
« M. André Gide, ex-thuriféraire de Moscou et du bolchevisme, dit tout cru : "Rien de tel qu'un séjour en U R. S. S. pour nous aider apprécier l'inappréciable liberté de pensée dont nous jouissons encore en France." [...].
Les soviétards de France tenaient M. André Gide pour un de leurs grands hommes. Il y a peu de chances qu'ils tiennent son Retour de l’U.R.S.S. pour un grand livre. Raison de plus pour le lire et le faire lire. »
Le Jour, quotidien opposé au gouvernement de Front Populaire, cite le 15 novembre de larges extraits du livre et conclut que « l’U.R.S.S. décourage ses meilleurs amis, ses amis les plus désintéressés. Son expérience a eu assez de chances, assez de temps, assez de champ pour que la cause soit entendue : C’EST RATÉ. »
Dans L’Émancipation nationale, journal d’inspiration fasciste et organe de presse du Parti populaire français (PPF) de Jacques Doriot, l’écrivain proche de l’extrême droite Pierre Drieu la Rochelle commente lui aussi le livre.
« Il faut dire que Gide, s’il est d'abord tombé dans le piège, a su en sortir [...]. Il a adhéré à Moscou et puis ensuite il est allé à Moscou. Il aurait mieux fait d’aller à Moscou d'abord. Mais enfin, il ne faut pas toujours reprocher à un homme son élan. Il est allé à Moscou, mais il en est revenu [...].
Comme Doriot, Gide a le courage — moins difficile, ô combien — de reconnaître qu’il s'est trompé, qu'on l'a trompé et qu’il ne faut pas que d’autres se trompent plus longtemps. »
L’enthousiasme médiatique pour Retour de l’U.R.S.S. ne se limite toutefois pas au camp conservateur. Le Populaire, journal emblématique de la gauche socialiste, écrit par exemple :
« Lorsque des hommes qui s'instituent les chefs des autres hommes en arrivent là, lorsque pensée, vérité, respect de soi sont considérés comme des grues métaphysiques et des survivances bourgeoises, toutes ces valeurs méprisées deviennent fatalement aussi de dangereuses et criminelles sottises.
Tant pis alors pour qui ne les renie pas, tant pis comme disait l'autre, pour les idéologues. »
Quid du camp communiste ? L’Humanité, dans un premier temps, va tenter d’appliquer la politique du silence. Aucune mention du livre de novembre à décembre 1936 : le journal est alors le seul grand quotidien français à ne pas parler du « cas » André Gide.
Il faut attendre le 18 janvier 1937 pour que l’écrivain Romain Rolland réponde à Gide dans une lettre cinglante parue dans les colonnes du journal :
« Ce mauvais livre est, d'ailleurs, un livre médiocre, étonnamment pauvre, superficiel, puéril, et contradictoire. S'il a eu un grand retentissement, ce n'est certes pas à sa valeur qu'il le doit ; elle est nulle [...].
J'en veux à Gide, moins de ses critiques, qu'il aurait pu faire ouvertement, quand il était en U.R.S.S., s'il avait été franc, que du double jeu qu'il a joué, prodiguant en U.R.S.S. des protestations d'amour et d'admiration, et, aussitôt rentré en France, portant à l'U.R.S.S. un coup dans le dos, tout en protestant de sa "sincérité". »
En URSS, la Pravda, journal officiel du Parti Communiste, avait été encore moins tendre pour le livre de Gide. Dans un article assassin paru le 3 décembre 1936 (ici traduit par La Correspondance internationale), le quotidien soviétique avait flétri « la bave empoisonnée de calomnie » de l’écrivain, le traitant de « bourgeois » :
« Tout au long, ou presque, de sa vie littéraire, André Gide s’est tenu à l’écart des grandes idées, des grands idéaux sociaux. Il est un typique représentant de la couche intellectuelle bourgeoise en décomposition.
C’est un individualiste qui se complaît à ses propres jeux. »
Qualifié de réactionnaire, voire de fasciste, notamment pour avoir reçu le soutien des journaux de droite, Gide résistera aux attaques. Et persistera dans sa critique du totalitarisme soviétique en publiant, en juin 1937, Retouches à mon retour de l’U.R.S.S. Dans ce livre écrit en réaction aux procès de Moscou, qui sera à son tour férocement critiqué par les communistes, Gide écrivait :
« Du haut en bas de l'échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l'un après l'autre.
Peut-être l'armée rouge reste-t-elle un peu à l'abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
–
Pour en savoir plus :
Rachel Mazuy et Sophie Coeuré, Cousu de fil rouge. Voyages des intellectuels français en Union Soviétique, CNRS Éditions, 2012
Michel Winock, André Gide lance une bombe, in L’Histoire, novembre 2006 (à lire en ligne)
Pierre Lepape, André Gide, le messager, Seuil, 1997