Écho de presse

1932 : le choc « Voyage au bout de la nuit »

le 27/02/2022 par Pierre Ancery
le 21/02/2022 par Pierre Ancery - modifié le 27/02/2022

À sa parution, le roman de Céline, pressenti pour le Goncourt, provoqua une véritable bataille rangée dans un milieu littéraire partagé entre horreur et fascination.

Un choc : le terme n'est pas trop fort pour décrire l'irruption sur la scène littéraire française, en 1932, du premier roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.

Œuvre sombre et pessimiste de 600 pages, écrite à la première personne, le livre raconte les aventures tragi-comiques de Ferdinand Bardamu, soldat pendant la Première Guerre mondiale puis semi-vagabond en Afrique et dans les États-Unis de l'entre-deux guerres avant de devenir médecin des pauvres dans la banlieue parisienne.

Violente charge pacifiste, antinationaliste, anticolonialiste et anticapitaliste, le roman sidère les lecteurs de 1932 par son style, transposition littéraire extrêmement précise et ouvragée de l'argot employé alors par les classes populaires, Céline refusant d'utiliser le français académique qu'il considérait comme une langue morte.

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Lorsque le roman paraît, il divise profondément la critique et déclenche des réactions d'autant plus violentes qu'il est pressenti pour le prix Goncourt (il le ratera finalement mais obtiendra le prix Renaudot).

Certains critiques sont révulsés. Henry Bidou, de la Revue de Paris (cité dans L'Intransigeant) écrit :

« C'est un roman extrêmement faible. On y marche interminablement dans l'ordure, ce qui ne serait rien, quelque dégoût qu'on ressente. Si le livre était bon ! Mais il ne l'est pas [...]. Le livre ennuie. Les gros mots n'y peuvent rien. L'auteur épuise en vain les ressources de l'anatomie injurieuse. Il voudrait être truculent. Il donne la nausée, mais il reste fade. »

Le Petit Parisien évoque lui des « pages inégales, souvent d'une humanité poignante et souvent d'une insupportable grossièreté ».

« […] en le lisant, on se demande, à certains instants, si la littérature sert bien ses dieux quand le style, sous prétexte d'exprimer la vie, se charge de toutes les saletés, de toutes les ordures du troupeau humain et piétine, si j'ose dire, dedans. »

André Rousseaux, dans Le Figaro du 10 décembre, cite de longs extraits du roman et rend un hommage paradoxal à « l'œuvre épouvantable de M. Céline » :

« Ce n'est pas une œuvre d'art. Ce qu'il y a de magnifique, dans cette œuvre, c'est que ce n'est pas de la littérature [...]. La page quasi blasphématoire de M. Céline sur la parole humaine est une de celles qui donnent à son livre son véritable aspect : celui de suicide manqué. Il est vain de parler d'art à ce sujet comme nous l'avons fait en commençant, vain même de parler de vie autre qu'organique et cellulaire. »

Henry Malherbe, dans L'Intransigeant, titre sa critique : « La Société moderne a son chirurgien », estimant que le livre de Céline est un témoignage impitoyable, mais capital, de la déchéance dans laquelle la Première Guerre mondiale a jeté l'humanité tout entière.

« Quel que soit le sentiment qu’on ait de cette littérature meurtrière (mais peut-on prononcer le mot de littérature à propos de Voyage au bout de la nuit ?) quoi qu’on pense de ce tolstoïsme au vitriol, l'œuvre du docteur Céline jette une perturbation profonde dans tout ce que nous avons connu, aimé. Les timorés et les hypocrites vous diront que c’est là du naturalisme inutilement gonflé, forcé, exaspéré. N’en croyez rien. Voyage au bout de la nuit a un caractère scientifique, historique. C'est un document irréfutable des bas-fonds de notre civilisation, de l’état obscur de nos mœurs. Là s’avère la supériorité de l’écrivain. »

Le journal L'Humanité, sensible à la description de la misère faite par Céline, parle quant à lui de « chef-d’œuvre », tout en regrettant le caractère totalement désespéré du roman :

« Il y a eu aussi, en Russie, avant la Révolution, des livres désolés, des livres de vice et de mort, derniers hoquets d'un régime agonisant [...]. Le livre chaotique, désespéré et révolté de Céline reflète la décomposition et l'agonie de la société bourgeoise française, mais il demeure fermé aux souffles annonciateurs des tempêtes révolutionnaires prochaines. »

Georges Bernanos, enfin, dans Le Figaro du 13 décembre, livre une magnifique analyse du roman, qu'il qualifie d'« œuvre extraordinaire », au « langage inouï, comble du naturel et de l'artifice, inventé, créé de toutes pièces à l'exemple de celui de la tragédie, […] fait pour exprimer ce que le langage des misérables ne saura jamais exprimer ».

« Pour nous, la question n'est pas de savoir si la peinture de M. Céline est atroce, nous demandons si elle est vraie. Elle l'est. »

Mais c'est peut-être Céline lui-même qui parle le mieux de son livre, lorsqu'il répond à une interview de Paris-Soir, le 10 novembre :

« Qu'importe mon livre ? Ce n'est pas de la littérature. Alors ? C'est de la vie, la vie telle qu'elle se présente. La misère humaine me bouleverse, qu'elle soit physique ou morale. Elle a toujours existé, d'accord ; mais dans le temps on l'offrait à un Dieu, n'importe lequel. Aujourd'hui, dans le monde, il y a des millions de miséreux, et leur détresse ne va plus nulle part. Notre époque, d'ailleurs, est une époque de misère sans art, c'est pitoyable. L'homme est nu, dépouillé de tout, même de sa foi en lui. C'est ça, mon livre [...]. J'ai écrit comme je parle. Cette langue est mon instrument. Vous n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston. Eh bien ! je joue du cornet à piston [...]. Les mots sont morts, dix sur douze sont inertes. Avec ça, on fait plus mort que la mort. Et puis, la littérature importe peu à côté de la misère dont on étouffe. Ils se détestent tous... S'ils savaient s'aimer ! »