Écho de presse

« Daïnah la métisse », film maudit en avance sur son temps

le 18/10/2022 par Jean-Marie Pottier
le 17/10/2022 par Jean-Marie Pottier - modifié le 18/10/2022
Photogramme de Laurence Clavius et Habib Benglia dans Daïnah la métisse, paru dans Pour vous, 1931 – source : RetroNews-BnF
Photogramme de Laurence Clavius et Habib Benglia dans Daïnah la métisse, paru dans Pour vous, 1931 – source : RetroNews-BnF

Dans ce moyen-métrage mutilé par ses producteurs à sa sortie en 1932, Jean Grémillon, futur grand du cinéma français, livrait un portrait d’un médecin noir et de son épouse métisse contrastant avec les clichés coloniaux de l’époque. 

« C’est une sombre histoire d’amour et de mort : un navire sous l’Équateur ; l’ennui fiévreux de tous ces hommes parqués ensemble depuis des jours, sous l’implacable soleil ; et seule parmi eux, une femme : la Métisse… » 

Le pont du navire Île-de-Beauté en route pour Calvi, que parcourt un reporter du journal Pour vous, bruit de la rumeur du tournage du nouveau film de Jean Grémillon, futur grand du cinéma français de l’entre-deux-guerres et de l’Occupation (Gueule d’amour, Remorques, Lumière d’été, Le ciel est à vous…). Tiré d’une nouvelle de Pierre Daye, La Métisse, rebaptisé ensuite Daïnah la métisse, intéresse dès avant sa sortie, en ce printemps 1931, une presse en quête d’une distraction « exotique ». 

Le film narre le destin d’un élégant couple de Français embarqué à destination de Nouméa, formé d’un médecin noir aux talents de prestidigitateur et de son épouse métisse, M. et Mme Smith. 

Un soir, la jeune femme fait la connaissance sur le pont du bateau d’un mécanicien, qui tente de la violer. Le lendemain soir, seul avec elle au même endroit, il la pousse à la mer. Le commandant du navire ouvre une enquête qui avance lentement, d’autant que la jeune femme ne semblait pas heureuse avec son époux et pourrait bien s’être suicidée. Le mari finit par se faire justice lui-même en précipitant froidement le meurtrier du haut d’une rambarde de la salle des machines.

Si la présence de Charles Vanel, dans le rôle du mécanicien, suscite la curiosité des journaux, c’est aussi le cas de ses deux co-vedettes. Dans le rôle de Daïnah, Laurence Clavius, arrivée au cinéma « tout à fait par hasard » après avoir travaillé comme secrétaire pour l’acteur et réalisateur Jaque-Catelain : si elle dit alors vouloir se consacrer « pour toujours » à cette nouvelle carrière, cela sera son seul film comme actrice. 

Ce qui n’est pas le cas de celui qui joue son époux, Habib Benglia, un natif d’Oran d’origine soudanaise qui fera des apparitions dans plusieurs classiques du cinéma français, de La Grande Illusion aux Enfants du paradis : « Le meilleur, à coup sûr, [des] artistes de couleur, le plus intelligent, le plus cultivé, le plus élégant à la fois et le plus séduisant », s’enthousiasme alors Pour vous.

NOUVEAU

RetroNews | la Revue n°4

Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.

COMMANDER

Le bel optimisme des journaux et des comédiens se retrouve sérieusement tempéré à la sortie du film, qui a lieu sans présentation à la presse. En conflit sur le montage avec ses producteurs, la Gaumont-Franco-Film-Aubert, Jean Grémillon retire son nom du générique après que le film, réduit à la dimension d’un moyen-métrage d’une cinquantaine de minutes, a été monté dans son dos par le réalisateur Léon Mathot. Le Carnet de la semaine rapporte :

« La Métisse, de l’aveu de ceux qui ont vu ce film, est peut-être le chef-d’œuvre du jeune metteur en scène, qui apporta tous ses soins au découpage, à la prise de vues et au montage. 

Mais ces messieurs de la S.F.F.A. sont intervenus et ont prétendu modifier le montage. Grémillon s’y est opposé, en vertu des termes de son contrat. »

Comme le résume en des termes mystérieux Comœdia, Daïnah la métisse est un film en quête d’auteur :

« [C’est] un film de Jean Grémillon qui n’est plus de Jean Grémillon. Car, quand on connaît les autres œuvres de Jean Grémillon, on peut affirmer que si Dainah la métisse était un film de Jean Grémillon, il serait tout autre qu’il est.

Ça se verrait, comme on dit. Alors, de qui peut bien être ce film de Jean Grémillon qui n’est plus de Jean Grémillon. »

Cette sortie perturbée sert de justification aux défauts d’un film que les critiques accueillent avec circonspection. « Deux pères » pour un seul film, « c’est un peu trop », reconnaît Pour vous, et cela explique « un film où on trouve du talent, quelques images réussies, mais une incohérence, une monotonie, un snobisme même, qui sont passablement insupportables »

Daïnah la métisse, renchérit L’Intransigeant, offre de « belles images », plusieurs « bons » interprètes, mais est « une œuvre ratée, déséquilibrée, dont la première moitié est assez fatigante et qui – d’une façon générale – manque de vie ».

Le temps, pourtant, a profité à Daïnah la métisse, film tourné l’année de l’Exposition coloniale mais en avance sur son époque. Le regard des critiques d’alors reflétait parfois des préjugés raciaux solidement enracinés : selon Pour vous, l’héroïne « danse avec son âme de négresse », pour L’Œuvre, elle « subit soudain une sorte de réveil de son sang noir [et] fait des efforts terribles pour maîtriser l’étrange bouillonnement qui gronde en elle ».

Pour qui regarde le film quatre-vingt-dix ans après, c’est pourtant aussi l’audace de la représentation, et pas seulement ses ambiguïtés, qui transparaît. Daïnah Smith et son mari sont, avec peut-être les officiers du bord, les seuls protagonistes élégants du film. Ils en sont les seuls personnages vivants, comme le montre l’extraordinaire scène de danse où les spectateurs blancs semblent, face à la jeune femme, figés, comme inhumains, derrière leurs masques de carnaval.

Comme le notait dès 1990 l’historien du cinéma Christian Bosséno, « le film bouscule toutes les conventions sociales et raciales et témoigne, à une époque où le cinéma colonial triomphe avec ses codes figés, d’une roborative impertinence », tant les Européens, « vulgaires, superficiels, laids, [...] écrasés par la classe du Noir et de la métisse », ont « tous le mauvais rôle ». 

Vingt ans plus tard, c’est Bertrand Tavernier qui découvrait avec éblouissement le film de Jean Grémillon à l’occasion de sa première édition DVD. Il en fera, quelques années plus tard, un des temps forts de l’épisode de son Voyage à travers le cinéma français consacré à l’un de ces cinéastes préférés, notant entre autres l’incroyable originalité du rôle de médecin vengeur proposé à Habib Benglia :

« Y a-t-il un personnage équivalent dans le cinéma américain de l’époque ? J’en doute. » 

Pour en savoir plus : 

Olivier Bitoun, « Daïnah la métisse », DVDClassik.com, 16 octobre 2018

Christian Bosséno, « Une remarquable exception : Daïnah la métisse », in Philippe Dewitte, « Regards blancs et colères noires », Hommes et migrations, n°1132, 1990

Bertrand Tavernier, « Films français connus, méconnus, oubliés », DVDBlog par Bertrand Tavernier, 21 février 2012