Écho de presse

Les rêves fantastiques d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann

le 08/11/2022 par Pierre Ancery
le 28/10/2022 par Pierre Ancery - modifié le 08/11/2022
Autoportrait de l'écrivain Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, circa 1820 - source : WikiCommons
Autoportrait de l'écrivain Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, circa 1820 - source : WikiCommons

Auteur de L’Homme au sable, du Chat Murr et des Élixirs du diable, l’écrivain allemand E.T.A. Hoffmann (1776-1822) fut le grand précurseur européen du fantastique en littérature. Dès la fin des années 1820, la France romantique salua en lui le créateur génial d’un « genre nouveau ».

Son nom, aujourd’hui, a été quelque peu oublié de ce côté du Rhin. Pourtant, l’écrivain allemand E. T. A. Hoffmann fut sinon l’inventeur, du moins le grand précurseur, en Europe, de ce qu’on appellera le genre fantastique.

Avant Poe et Kafka, il sut décrire avec brio l’irruption de l’étrange et du surnaturel dans le quotidien, que ce soit dans ses romans (Le Chat Murr, Princesse Brambilla ou bien Les Élixirs du diable) ou dans ses contes (le célèbre et terrifiant Homme au sable, Le Vase d’or, Les Mines de Falun...).

Né en 1776 à Königsberg, dans le royaume de Prusse, Hoffmann mena longtemps une double vie, à la fois fonctionnaire dans l’administration et artiste fréquentant les cafés de Posen, de Varsovie ou de Berlin. Il ne découvrit sa vocation d’écrivain que tardivement, à 32 ans, après avoir tâté de la musique - il est l’auteur de plusieurs opéras - et du dessin.

Son premier conte connu, Le Chevalier Glück, fut composé en 1808. Il ne restait alors à Hoffmann  que quatorze années à vivre, qu’il employa à produire une œuvre littéraire où se mêlent la fantasmagorie et un prodigieux sens du burlesque.

Les thèmes de la folie, de l’illusion, du dédoublement, de la solitude de l’artiste, si présents dans les pages d’Hoffmann, deviendront des motifs-clés de la littérature romantique, influençant plus tard des écrivains aussi divers que Dostoïevski, Gogol, Andersen ou Thomas Mann.

Dans la France en pleine effervescence romantique, son succès fut phénoménal quelques années après sa mort (causée en 1822 par la syphilis). Parmi les premiers à évoquer Hoffmann, Jean-Jacques Ampère, dans Le Globe du 2 août 1828, le présente comme « l’un des hommes les plus extraordinaires que l’Allemagne ait produit dans ces derniers temps ». 

« Concevez une imagination vigoureuse et un esprit parfaitement clair, une amère mélancolie et une verve intarissable de bouffonnerie et d’extravagance ; supposez un homme qui dessine d’une main ferme les figures les plus fantastiques, qui rende présentes par la netteté du récit et la vérité des détails les scènes les plus étranges, qui fasse à la fois frissonner, rêver et rire, enfin qui compose comme Callot, invente comme les Mille et une nuits, raconte comme W. Scott, et vous aurez une idée d’Hoffmann. »

L’année suivante, les œuvres complètes d’Hoffmann sont traduites par Adolphe Loève-Veimars et précédées d’une notice (très critique) de Walter Scott. Les lecteurs vont se les arracher. Le Journal des débats politiques et littéraires s’efforce alors de définir l’art de l’écrivain allemand en parlant de « fantaisie », une traduction approximative du terme allemand de « Fantasiestücke » :

« Quant à Hoffmann, il y a longtemps qu'il a renoncé à tout ce qui s'appelle en France raison, bon sens, vraisemblance : il ne connaît qu'une muse, c'est la fantaisie, espèce de déesse moitié de l'Orient, moitié de l'Occident, qui a inspiré les Mille et et Une Nuits, les contes de fées, les récits de sorciers , les histoires de sylphes et les compositions de Callot.

La civilisation semble avoir rétréci l'empire de la fantaisie. Cependant elle a resserré sa puissance, je crois, plus qu'elle ne l'a affaiblie [...]. Et l'imagination n'a rien perdu, car elle a remplacé les aventures par ces songes charmants que nous faisons tout éveillés, quand nous nous laissons aller au train de nos pensées romanesques. »

Le Globe, dans son édition du 26 décembre 1829, tente lui aussi de décrire en quoi consiste ce « genre nouveau » appelé à une longue postérité :    

« Le merveilleux, pour lui, n’est ni un jeu d’esprit, ni un jeu de théâtre, mais quelque chose de réel qui a sa racine dans l’esprit humain. Ce n’est donc point des traditions usées qu’il le demande, encore moins à des fictions calculées ou à la mécanique ; il le demande à l’imagination, qui, livrée à elle-même, ne se fait faute d’en créer.

Qui de nous, dans une sombre nuit d’hiver, assis auprès d’un large foyer, quand le vent siffle et que le lambris craque, n’a entendu des bruits extraordinaires, des voix surnaturelles ? Qui dans un demi-sommeil n’a vu flotter devant ses yeux des formes bizarres, des figures étranges ?

Ces bruits , Hoffmann les recueille ; ces formes, il les arrête ; ces figures, il les dessine. »

Le Figaro note en janvier 1830 que « pour la première fois peut-être, on a vu tous les critiques, quelles que soient leurs opinions ou leurs doctrines littéraires, s’unir spontanément pour faire partager à leurs lecteurs la surprise et le plaisir que leur avaient causés les Contes fantastiques. »

Le journal s’attarde entre autres sur Le Chat Murr, roman qui est aujourd’hui considéré comme son œuvre emblématique - une fausse autobiographie d’un chat dont le titre complet est Les sages réflexions du chat Murr entremêlées d'une biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannes Kreisler présenté au hasard de feuillets arrachés :

« Livre dont le titre est moins fou encore que l'esprit, où deux narrations diverses se croisent et se contrarient tout en se tenant serrées comme un double lierre, sorte de bicéphale littéraire dont la création a épuisé la gigantesque pensée dHoffmann et sur lequel il a rendu son dernier soupir. »

Le journal exagère quand il dit qu’Hoffmann s’est tué à la tâche en écrivant Le Chat Murr : le romancier en avait tout simplement cessé la rédaction lorsque son vrai chat, appelé lui-même Murr, était mort...

Couverture d'une édition allemande du "Chat Murr", avec gravure de Hoffmann, 1855 - source : WikiCommons
Couverture d'une édition allemande du "Chat Murr", avec gravure de Hoffmann, 1855 - source : WikiCommons

Son ascendant sur la littérature française de ces années-là sera profonde : ses admirateurs s’appellent Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Gérard de Nerval, qui tous s’inspireront du maître allemand dans certains de leurs textes (L’Élixir de vie de Balzac ou Onuphrius de Gautier, qui a pour protagoniste un jeune « fanatique » d’Hoffmann). Le Mercure de France le notait en 1907 :

« Hoffmann est le seul écrivain allemand qui ait exercé une influence réelle et profonde sur l’évolution de la littérature française, si l’on fait abstraction de Gœthe, qu’il faut toujours mettre à part. Les Contes fantastiques sont chez nous un recueil classique, et l’on a presque le droit de les considérer comme une œuvre française originale. »

Mais l’influence d’Hoffmann dépassera largement le cadre de la littérature. Le compositeur Jacques Offenbach écrira en 1851 un « opéra fantastique » en cinq actes, Les Contes d’Hoffmann, dont le personnage principal est l’écrivain lui-même et qui s’inspire de certaines de ses histoires. Un spectacle qui ne sera monté que trente ans plus tard mais sera un véritable triomphe, devenant l’un des opéras français les plus joués au monde.

Freud, enfin, puisera dans sa lecture d’Hoffmann sa célèbre notion d’« inquiétante étrangeté » (« Unheimliche »), « cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier », dont l’écrivain, mort il y a tout juste deux siècles, fut d’après lui « le maître inégalé ».   

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Pour en savoir plus :

Pierre Péju, E. T. A. Hoffmann, l’ombre de soi-même, Phébus, 1992

Marcel Schneider, Hoffmann le météore : Essai, Éditions du Rocher, 2006

Alain Préaux, E. T. A. Hoffmann, une lecture des contes et nouvelles, Samsa, 2022