« Alice au pays des merveilles », du conte pour enfants au classique surréaliste
Publié en 1865, le roman-phare de Lewis Carroll occupe une place à part dans la littérature : d’abord considéré en France comme un simple livre pour enfants, son étrangeté lui a valu, au XXe siècle, d’être célébré par Aragon ou Breton.
Livre mondialement célèbre, aujourd’hui reconnu comme l’un des grands classiques de la littérature britannique, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles aura mis du temps à se faire connaître de ce côté de la Manche.
Œuvre majeure de Lewis Carroll (1832-1898, de son vrai nom Charles Dodgson), le livre paraît en Angleterre en 1865, accompagné d’illustrations de John Tenniel. De façon tout à fait inattendue pour son auteur (un révérend et professeur de mathématiques d’Oxford), il va rencontrer un immense succès en Grande-Bretagne.
En revanche, lorsque Alice au pays des merveilles est traduit en français en 1869 [édition originale à lire sur Gallica], il passe totalement inaperçu auprès du public adulte. Il faut d’ailleurs attendre la mort de l’auteur, en 1898, pour que la presse évoque l’existence du livre.
Preuve du peu de considération dont Carroll et ce type de littérature jouissent alors en France, Le Rappel, dans sa brève nécrologie, écorche à la fois le nom et le prénom de l’écrivain :
« L'auteur d'un des livres d'enfants les plus universellement connus et appréciés, Alice in Wonderland (« Alice au pays des merveilles ») vient de mourir en la personne du révérend C.-L. Dodgson, de son nom de plume Lewiss Caroll. Il a expiré à l'âge de soixante-cinq ans, en sa résidence de Guildford. »
Avec ses dialogues bourrés de mots-valises et de jeux de mots absurdes, Alice au pays des merveilles n’a pourtant rien d’un conte pour enfants traditionnel.
L’atmosphère du roman est tout du long légèrement inquiétante, au même titre que les diverses créatures rencontrées par Alice (un chapelier fou, un chat qui apparaît et disparaît, une reine qui se propose de la décapiter...). Personnage en constant décalage avec son environnement, Alice ne semble jamais à sa place dans cet univers fantasmatique : elle est toujours soit trop grande, soit trop petite. Enfin, l’absence totale de morale à la fin de l’histoire, à une époque où les livres pour enfants sont censés leur apprendre à bien se conduire, fait d’Alice au pays des merveilles une anomalie.
C’est sans doute ce qui va expliquer qu’au cours du XXe siècle, le roman de Carroll, d’abord perçu comme enfantin, va peu à peu séduire une frange plus large du public français. Quasiment absent des journaux pendant tout le premier quart du siècle, le nom de Lewis Carroll resurgit à partir de 1930, à la faveur d’une nouvelle traduction d’Alice et de sa suite, De l’autre côté du miroir.
Le journal Gringoire, parmi d’autres, commente alors cette reparution. Et déjà, on sent une réévaluation de l’œuvre :
« Tous les Anglais connaissent ce conte ravissant qui suit tous les caprices du rêve fantastique et de ses bizarres associations d'idées.
Un livre d'enfant, sans doute, mais qu'on relit à tout âge, en y découvrant, chaque fois, un charme nouveau. N'oublions pas que Marcel Proust goûtait cette œuvre étrange où les images nées du sommeil se composent et se déforment dans l'esprit d'une petite fille pour créer un monde merveilleux. »
En juillet 1933, Paris-Soir revient sur la nouvelle popularité française de l’écrivain d’Oxford. Et se livre à une comparaison entre l’univers des contes français et celui des contes anglais :
« Les contes de Perrault entraînent l'imagination de l'enfant sur un plan merveilleux et purement idéaliste. Les animaux jouent dans la comédie humaine un rôle absolument imaginaire, mais ils interprètent des sentiments humains.
Il y a chez Lewis Carroll un goût — typiquement anglais sans doute — à demeurer sur un plan plus réaliste. Cette petite fille qui grandit démesurément quand elle boit de l'eau d'un certain flacon ou devient lilliputienne en croquant un gâteau — aventure qui n'est pas sans parenté avec le fameux anneau de Gygès — cette petite fille, disons-nous, se mêle à la vie d'animaux qui demeurent des animaux. »
Parallèlement à cette redécouverte par le grand public, le roman de Lewis Carroll va intéresser à la même époque les surréalistes. Comme l’explique la chercheuse Isabelle Nières-Chevrel, ce sont eux qui vont donner à Alice une légitimité auprès du public cultivé.
Premier à intégrer Carroll dans la galaxie surréaliste (aux côtés de Rimbaud, Lautréamont et d’autres), Louis Aragon publie dans Le Surréalisme au service de la Révolution un long article intitulé « Lewis Carroll en 1931 ». Aragon y affirme la possibilité d’une lecture « adulte » d’Alice au pays des merveilles :
« À une époque où l’enfance est intellectuellement nourrie avec des histoires de police, d’aventures colonisatrices où l’on tue bien du nègre, de récits de guerre où les petits français en culottes de velours ont des mots héroïques devant des « grosses Berthas », etc., il est certain que je m’en voudrais de contribuer à enlever à l’enfance une lecture qui risque de lui faire paraître bien fades les histoires tricolores de « Titi-Roi-des-Gosses » et bien dégueulasses les photos de flics de Détective, néanmoins, il me paraît impossible de continuer à considérer comme des livres destinés uniquement aux enfants, ces poèmes à tous égards si précieux comme documents de l’histoire même de la pensée humaine. »
La reconnaissance de Carroll comme véritable « auteur » ira croissant dans les décennies suivantes. André Breton l’intègre à son tour dans ses écrivains de référence. En 1948, le prestigieux Mercure de France publie des « Lettres à des enfants » signées Lewis Carroll. La même année, la très sérieuse revue littéraire Les Cahiers du Sud consacre à l’écrivain, pour le cinquantenaire de sa mort, un dossier spécial.
Dès lors, Alice sera reconnu comme un classique dont les différents niveaux de lecture lui permettent de s’adresser à la fois aux enfants et aux adultes.
Les studios Disney enfoncent le clou en livrant en 1951 leur version du conte. Preuve de l’ambivalence du récit de Carroll, certains critiques de l’époque jugent le film (pourtant édulcoré par rapport à l’original) encore trop « adulte » pour les jeunes spectateurs. C’est le cas de Colette Morel qui met en garde dans Droit et liberté :
« Les petits enfants auront peur, comme ils ont eu peur de la sorcière de Blanche-Neige [...]. Où sont donc les images pleines de poésie et de tendresse humaine de Pluto, chien sentimental qui adoptait une couvée de poussins ? [...]
"Alice au pays des merveilles" est quelque peu décevant, et s'il n'est pas amoral, au sens propre du mot, évitez tout de même d’y mener vos enfants si vous voulez qu’ils dorment sans cauchemars. »
Le livre deviendra bientôt omniprésent dans la culture populaire : dans les années 1960, les aventures de la plus célèbre fillette de la littérature seront relues à l’aune de la culture psychédélique (par exemple dans une célèbre chanson du groupe américain Jefferson Airplane), tandis qu’en 1999, le film Matrix y faisait référence pour illustrer les passages du héros entre la réalité et le monde virtuel.
La force du roman est sans doute là : dans sa résistance à toute classification, permettant à chaque époque de réinventer « son » Alice au pays des merveilles.
-
Pour en savoir plus :
Stephanie Lovett Stoffel, Lewis Carroll au pays des merveilles, Gallimard, 1998
Morton N. Cohen, Lewis Carroll, une vie, une légende, Autrement, 1998
Isabelle Nières-Chevrel, Alice dans la mythologie surréaliste, in : « Lewis Carroll et les mythologies de l’enfance », Presses Universitaires de Rennes, 2005