Écho de presse

Buster Keaton, l'orfèvre du cinéma burlesque

le 01/03/2023 par Pierre Ancery
le 16/02/2023 par Pierre Ancery - modifié le 01/03/2023

Dans les années 1920 et avec les célèbres Sherlock, Jr., Le Mécano de la Générale ou L’Opérateur, l’acteur et réalisateur comique Buster Keaton, « l’homme qui ne riait jamais », renouvela complètement le cinéma de son temps.

Moins connu que son contemporain Charlie Chaplin, Buster Keaton (1895-1966) fut pourtant l’une des plus grandes stars du cinéma muet, auteur de certaines des productions les plus fulgurantes de l’époque.

Acteur, réalisateur et cascadeur issu d’une famille de vedettes du music-hall (enfant, il s’illustra comme acrobate dans des numéros conçus par ses parents), Buster Keaton marqua l’histoire du cinéma américain avec des chefs-d’œuvre comme La Croisière du Navigator (1924), Sherlock, Jr. (1924), Le Mécano de la « Général » (1926), Sportif par amour (1927) ou L’Opérateur (1928).

Alors que tant d’œuvres des années 1920 paraissent aujourd’hui irrémédiablement datées, ces réalisations, un siècle après, continuent de surprendre, d’émerveiller par leur précision, leur sens du rythme, leurs cascades éblouissantes, leur science du cadrage, leur inventivité visuelle.

Les films de Keaton s’exportèrent avec succès en France, où l’Américain fut d’abord connu sous le nom de Frigo ou de Malec. La presse, très tôt, tenta de percer le secret de sa réussite. Non sans lui adresser parfois de dures critiques : le cinéma n’était alors pas un art légitime, et son versant comique en particulier était parfois très mal considéré.

Le 27 novembre 1925, Le Petit Provençal fait le portrait de Buster Keaton, en insistant sur la singularité de son visage volontairement inexpressif – ce qui lui valut le surnom de « l’homme qui ne riait jamais ».

« Buster est un des trois grands comiques du cinéma de tous les pays, les deux autres étant Charlie Chaplin et Harold Lloyd. Son pâle visage, aux beaux traits réguliers, aux grands yeux noirs, est aussi populaire à l’écran que les godasses épiques de Charlie.

Ce visage et ces yeux ont une marque particulière : ils ont une sorte de mélancolie figée, à jamais immuable, que rien n’amoindrira, que rien n'aggravera jamais. Buster Keaton, qui fait si bien rire, ne rit jamais. Il ne "parle" même jamais. Car enfin on parle dans l'art muet, on nous montre parfois qu'on s'exprime avec des mots par le moyen des lèvres.

Buster Keaton est l’acteur muet par excellence de l'art muet. »

La même année, Le Crapouillot se livre à une comparaison entre l’art de Keaton et celui de Chaplin. Un rapprochement qui, pendant toutes les années vingt, sera quasi-systématique dans la presse française, et tournera souvent au désavantage du premier.

« Charlot est le premier artiste de notre époque. Keaton est un comédien ingénieux, sans plus [...]. Charlot a créé un personnage d’une sensibilité éperdue, dont toutes les réactions sont suggestives.

A l’opposé, Buster Keaton a choisi le masque de l’impassibilité : le champ de son comique est forcément restreint. Alors que Charlot avec une mouche ou une fleur fera rire ou pleurer toute une salle, l’immuable Keaton a besoin de catastrophes continuelles pour déclencher la simple rigolade. »

La critique sera récurrente : des deux Américains, Chaplin, qui a su insuffler une part de mélodrame dans ses films comiques, est celui qui parvient à émouvoir les spectateurs, tandis que les films de Keaton, cantonnés au registre burlesque, ne seraient que pure mécanique.

André Lang, dans sa chronique parue en novembre 1926 dans les très respectables Annales politiques et littéraires, a la dent dure contre le réalisateur de Sherlock, Jr. :

« Buster Keaton a eu une idée. Il a pris un genre : le genre triste. Il est le comique qui ne rit jamais. Quoi qu'il arrive, cet excellent acteur ne bronche pas. Son visage, fort expressif et très mobile, semble immobile. La joie, la crainte, la douleur, rien ne le trouble.

C'est amusant, mais pas trop longtemps. Il ne peut éviter la monotonie du procédé que s'il a la chance d'avoir un bon scénario. Il faut toujours en revenir là. Et pour avoir un bon scénario, il faut savoir pourquoi un scénario est bon.

Encore une fois, à part Charlot, qui les compose lui-même, personne : ni Harold Lloyd, ni Buster Keaton, ni Douglas Fairbanks, ne sait ce qu'est un bon scénario. Toute leur invention, tout leur talent, toutes leurs prouesses, sont mis au service de scénarios ratés [...]. C'est navrant. »

Tous les critiques français ne furent pas aussi impitoyables. Le Mécano de la « Générale » et sa formidable course-poursuite en chemin de fer sur fond de guerre de Sécession s’attirent en mars 1927 les louanges du journal des arts vivants Comoedia :

« C'est une cascade de trouvailles, toujours amusantes, drôles, dont aucune ne fait long feu [...].

Les Américains, on le sait, ne reculent devant aucune mise en scène, si gigantesque soit-elle, pour leurs grandes comédies. Le Mécano de la Générale, à cet égard, forcerait l'admiration, si le rire et l'humour éblouissant laissaient le temps de penser aux efforts déployés [...]. »

Pour vous, en mars 1929, est quant à lui sensible à la poésie qui, derrière l’humour, se dégage des mises en scènes de Keaton : 

« Si l'on voulait réduire son art à un système, on pourrait intituler une étude : "Les Masques de Buster Keaton".

La mélancolie voile l’humour ; le flegme enveloppe la sensibilité ; la force est dissimulée sous la faiblesse ; une apparence ridicule cache une rare élégance et une fallacieuse gaucherie recouvre la plus grande agilité. Quant à l’absurdité elle est souvent, ici, logique supérieure.

Un grand sérieux devant la vie, certes, mais avec le correctif de la fantaisie. Keaton a dit : "La vie est monotone. Le monde est injuste". Grâce à lui et à quelques autres, le premier axiome peut être amendé. »

En 1929, pourtant, la carrière de Buster Keaton est sur le point de dégringoler. L’année précédente, ignorant la mise en garde de son ami Charlie Chaplin, il a signé un contrat faustien avec la MGM : en échange d’une forte rémunération, il perd sa liberté artistique.

Lui qui avait jusque-là le contrôle total de ses films, il se voit imposer des partenaires, des scénaristes, des réalisateurs chargés de le chaperonner. Il n’aura plus jamais la possibilité d’exprimer son génie. En outre, l’avènement du cinéma parlant, alors en train de bouleverser l’industrie hollywoodienne, va précipiter son déclin en ringardisant la logique purement visuelle de ses gags.

De passage à Paris à l’été 1930, Keaton est interviewé à ce sujet par Excelsior

« Et comme on lui fait remarquer que le dialogue anglais ou espagnol est fort gênant pour l'exploitation en France :

– Je sais, je sais, je n'admets cependant pas d'être doublé. Chacun parle son langage ou en connaît plusieurs ; fort bien qu'il les parle à l'écran, mais il est odieux de faire doubler un acteur. Vous figurez-vous mon image animée articulant des phrases françaises alors que je ne parle pas votre langue ? Ce n'est ni du cinéma, ni de l'art, c’est, c'est... c'est je ne sais quoi d'informe ! [...] Puis que voulez-vous, on parle beaucoup trop dans les talkies [ndlr : films parlants]. Lorsque vous êtes seul, parlez-vous ? Votre voisin aurait tôt fait d'ameuter du monde et de vous faire enfermer à l'asile des fous... »

Interrogé par Paris-Soir en 1932, il tentera encore de défendre sa conception de la comédie : 

« Autrement dit, dans la comédie, il vaut mieux ne pas tout dévoiler par des mots, mais, au contraire, laisser les spectateurs juger par eux-mêmes et tirer leurs propres conclusions. Au lieu de leur dire : "Ceci est drôle", le comédien doit agir et laisser le public découvrir que l'action est drôle, en effet. Je crois que cette manière de faire est l'essence de la vraie comédie. »

Mais rien n’y fit : les années 1930 le verront peu à peu disparaître de l’esprit du public. Après la guerre, Buster Keaton apparaîtra toutefois dans deux chefs-d’œuvre.

Boulevard du crépuscule (1952) de Billy Wilder, tout d’abord, dans lequel il joue fugitivement son propre rôle, en train de disputer une partie de bridge avec d’autres ex-gloires du muet : dans sa critique du film, La Croix parla alors du « lunaire Buster Keaton, dont la brève apparition est un déchirant rappel du passé ».

Puis dans Les Feux de la rampe (1952) de Charlie Chaplin, on le voit, dans une séquence bouleversante, interpréter un sketch comique entièrement muet avec son ancien complice. 

À la fin de sa vie, il fut tiré de l’oubli par ses admirateurs, qui retrouvèrent les bandes de ses films et célébrèrent son rôle de pionnier, lui permettant de retrouver sa juste place dans l’histoire du cinéma. Il reçut en 1960 un Oscar pour l’ensemble de sa carrière.

Atteint d’un cancer du poumon, Buster Keaton mourut en février 1966, à l’âge de 70 ans.

Pour en savoir plus :    

Olivier Mongin, Buster Keaton, l'Étoile filante, Hachette, 1995

Stéphane Goudet, Buster Keaton, Éditions Cahiers du cinéma, 2007

Jean-Philippe Tessé, Le Burlesque, Éditions Cahiers du cinéma, 2007