La sortie des « Enfants du paradis », le chef-d’œuvre de Carné et Prévert
Signé par le duo Marcel Carné-Jacques Prévert, Les Enfants du paradis apparaît sur les écrans français peu après la Libération. Encensé par une bonne partie des critiques, le film se verra pourtant reprocher par quelques-uns son manque de « naturel ».
On a parlé de cette œuvre comme de l’une des plus belles jamais tournées. « J’ai fait 23 films, mais je les donnerais tous pour avoir réalisé Les Enfants du paradis », aurait déclaré François Truffaut à la fin de sa vie. C’est peu de dire que le long-métrage de Marcel Carné représente pour tous les cinéphiles, depuis sa sortie en mars 1945, un point culminant dans l’histoire du cinéma.
D’une durée de trois heures, Les Enfants du paradis prend place dans le Paris balzacien des années 1820, celui du « boulevard du Crime » (le boulevard du Temple), et raconte les amours malheureux de plusieurs personnages évoluant dans le milieu du théâtre. Une reconstitution qui a coûté cher puisque le film fut une superproduction – une des rares parmi les 190 films français tournés sous l’Occupation allemande.
Le tournage, entre 1943 et 1944, fut difficile : coupures d’électricité, alertes aériennes, manque de pellicules ralentissent la production. L’acteur Robert Le Vigan, qui tenait le rôle du sinistre Jericho, s’enfuit pour Sigmaringen en cours de tournage, de peur d’être arrêté pour collaboration. La star Arletty sera elle arrêtée en octobre 1944 pour sa liaison avec un officier allemand.
Le résultat final sera pourtant un éblouissement. Conjugaison de talents, Les Enfants du paradis est d’abord servi par les dialogues exceptionnels de Jacques Prévert. Leur verve poétique, tour à tour grave et légère, est portée par un trio d’immenses comédiens, Jean-Louis Barrault, Arletty et Pierre Brasseur, et transcendée par la réalisation de Carné, qui aligne les scènes inoubliables (les séquences de pantomime, le premier baiser de Garance et Baptiste, le meurtre aux Bains turcs...).
Lors de la sortie en salles, la presse, à quelques exceptions près, semble unanime : Les Enfants du paradis est une éclatante réussite. Un chef-d’œuvre, avancent même certains journalistes, parmi lesquels le grand critique Georges Sadoul, qui écrit dans Les Lettres françaises le 17 mars :
« Le chef-d’œuvre de Marcel Carné. Le chef-d’œuvre de Jacques Prévert. Ils sont l’un et l’autre en pleine possession de leurs moyens. Ils ont pu faire un film qui dure plus de trois heures; et peindre ainsi les caractères et les situations avec une complexité généralement réservée aux seuls romanciers.
Ils ont ainsi pu se réaliser pleinement et peut-être ne dépasseront-ils jamais ce point de perfection. »
Même avis chez le journaliste de Gavroche, qui écrit le 22 mars :
« Les Enfants du paradis ? Étape irremplaçable, caravansérail où viendront, demain, puiser les voyageurs du songe. »
Dans Les Étoiles, on salue aussi cette réussite qui succède à celle des Visiteurs du soir, précédente réalisation du duo Carné-Prévert, et immense succès en 1942 :
« Un grand film dont le cinéma français peut s'enorgueillir. Les intentions intellectuelles chères au tandem Marcel Carné-Jacques Prévert, loin d'être une gêne, sont une richesse dès qu’elles recourent, comme ici, à une signification d’abord visuelle.
Et certes, la qualité des images, leur animation, le rythme de l’ensemble ne perdent rien à être soutenus par un parti pris d’intelligence. Il me semble que ce sont des réussites de ce genre qui nous distingueront dans la compétition internationale. »
Le quotidien communiste L’Humanité ne ménage pas non plus ses louanges, mais semble regretter la vision trop « pessimiste » du film :
« L'interprétation, excellente dans son ensemble, le dialogue collant littéralement aux images, la photographie dont la virtuosité s'efface, les décors très beaux plastiquement, la partition musicale particulièrement adroite, concourent à la perfection de ce « maître-œuvre » [...].
Qu’on nous permette cependant d’espérer qu’après cette réalisation marquée encore d'un amer pessimisme, notre cinéma nous présentera bientôt des personnages qui puiseront dans le monde sans fascisme s’élaborant actuellement, des raisons viriles de vivre joyeusement leur destin. »
Au milieu de cette avalanche d’éloges, d’autres critiques vont apporter quelques nuances. C’est le cas de Denis Marion dans Combat, qui, s’il s’avoue emballé et souligne l’importance historique du film, lui reproche un surcroît d’« esthétisme » (à noter que Jean Cocteau subira la même critique à la sortie de La Belle et la bête, autre classique, en 1946).
« Et pourtant, en dépit d’un dialogue plus que brillant, d’une interprétation simplement admirable, Les Enfants du Paradis, considérés sous cet aspect, ne réussissent pas à émouvoir le spectateur comme ils devraient le faire. Cette froideur est due au parti pris d’esthétisme qui donne un style à tout ce que fait Marcel Carné, mais qui, parfois, le pousse à sacrifier l’intérêt dramatique à la beauté plastique.
Je me hâte de dire que c’est un défaut qui n’est pas à la portée du premier venu ; c’est le défaut du Fritz Lang des Nibelungen, du Joseph von Sternberg de L’Impératrice Rouge ; mais c’est un défaut. »
On retrouve sous la plume Roger Leenhardt, dans le long article qu’il consacre au film dans la revue Fontaine, des réserves du même ordre :
« Par leurs dimensions, leur facture et leur sujet, Les Enfants du Paradis sont bien un grand film. Leur grandeur est trop consciente, trop voulue, pour que mon plaisir n’en soit pas gravement altéré. Dans ce film d’art, le ton est imperceptiblement haussé au-dessus du naturel de cette voix dont la sincérité faisait le prix dans le sanglot comme dans le rire.
C’est peut-être le chef-d’œuvre du prévertisme ; certainement pas celui de Prévert. De l’œuvre aiguë de ce poète, il fallait dire l’importance capitale pour le cinéma au moment où, sortant de sa mesure, elle marque elle-même ses limites. »
Rare critique réellement négative, celle du (futur) célèbre reporter et chroniqueur François Chalais, qui ne cache pas sa déception, le 17 mars, dans les colonnes de Carrefour :
« De son plein gré, [Marcel Carné] a mis entre son art et lui trop de gestes et trop de gens [...].
Nous n’avons eu qu’un Vautrin revu par Paul Féval, avec une interminable tranche de Mystères de Paris, une succession de brillantes velléités. Ce n'est plus à la lecture d’un livre sacré qu'on nous convie, mais à celle d'un feuilleton du Globe rédigé par un Alexandre Dumas bleu pervenche qui jouerait avec le Bossu [...].
Des Enfants du paradis, il ne reste déjà plus dans notre mémoire que le grincement grêle des manèges de foire. »
Auprès du public, le film sera un immense succès, restant à l’affiche 54 semaines dans le cinéma parisien le Madeleine. « Le film aura été un contrepoison patriotique à la défaite militaire », notera beaucoup plus tard le critique Edward Turk. Un triomphe qui devait survivre au passage du temps : en 1995, 600 professionnels du cinéma classèrent Les Enfants du paradis « meilleur film français de tous les temps ».
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Pour en savoir plus :
Carole Aurouet, Les Enfants du paradis de Marcel Carné, éditions Gremese, 2022
Edward Baron Turk, Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français : 1929-1945, L’Harmattan, 2002
Analyse du film sur le site marcel-carne.com