Écho de presse

Un prince du merveilleux : Gustave Doré, l’illustrateur star du XIXe siècle

le 25/03/2024 par Pierre Ancery
le 07/05/2023 par Pierre Ancery - modifié le 25/03/2024

Dessinateur hors du commun, Gustave Doré (1832-1883) connut la gloire avec ses illustrations de Don Quichotte, des Contes de Perrault ou de la Divine Comédie. Mais il souffrit de la réception critique beaucoup plus mitigée de son œuvre peinte.

Les Contes de Perrault, les Fables de La Fontaine, Le Paradis perdu, Don Quichotte, L’Enfer, Le Baron de Münchhausen, Gargantua, Pantagruel... Autant de classiques de la littérature qui furent illustrés avec génie par Gustave Doré, auteur à lui seul de plus de dix mille dessins, caricatures, gravures, lithographies, eaux-fortes, peintures et sculptures.

La gloire, Doré la connut très jeune. Né à Strasbourg en 1832, il monte à Paris en 1847 : encore adolescent, l’Alsacien y est pris sous son aile par Charles Philipon, fondateur des journaux satiriques Le Charivari et Le Journal pour rire. Il commence alors une carrière de caricaturiste. On retrouve par exemple sa signature sous cette série de vignettes parue le 2 janvier 1852 dans Le Journal pour rire :

Le style du jeune Doré est encore bourgeonnant, mais son goût pour les vastes compositions s’affirme déjà, par exemple dans cette représentation mouvementée de l’avenue de l’Impératrice (aujourd’hui Foch) à Paris, publiée dans Le Journal amusant le 25 octobre 1856. Il a alors 24 ans :

Parallèlement, il publie des bandes dessinées humoristiques, genre dans lequel il s’affirme comme un pionnier : Les Travaux d’Hercule,  Dés-agréments d’un voyage d’agrément et surtout Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la Sainte-Russie. Mais l’ambitieux Doré ne veut pas se limiter à la satire : il rêve d’illustrer les grandes œuvres de la littérature universelle.

Cette tâche sera celle de toute sa vie. Il l’entame en 1854 avec les œuvres de Rabelais, puis en 1855 avec Les Cent Contes drolatiques de Balzac. Doré n’a pas encore atteint le zénith de son talent, mais son travail, déjà, est alors largement salué. Le Figaro note dès 1859 :

« Ce qui éblouit dans l'organisation remarquable de Gustave Doré, c'est qu'elle est encyclopédique ; il s'attaque à toutes les époques, il comprend tous les genres ; ce n'est pas lui qui aura jamais besoin de faire faire un paysage à ses figures ou des figures à ses paysages.

Ce qui caractérise son individualité artistique, c'est une exubérance de vie et une puissance de volonté auxquelles rien ne résiste. »

C’est en 1861 que paraît son premier véritable chef-d’œuvre : l’illustration de L’Enfer, première partie de la Divine comédie de Dante, publiée chez Hachette.

Science du contraste, ciselure du détail, puissance vertigineuse des compositions : l’ouvrage, qui s’inscrit dans la lignée du romantisme noir, s’attire les suffrages du public et les dithyrambes de la critique. Louis Enault écrit dans Le Constitutionnel :

« Il est le Rembrandt des rochers, le Van Dyck des forêts, le Goya des torrents. 

Il marie dans les plus habiles et les plus savantes proportions l'impossible et le vrai, le caprice et la réalité, de manière à former une puissante unité, qui s'impose tout d'abord, puis se fait accepter, et à laquelle bientôt on s’accoutume comme à une seconde nature, plus grande, plus animée, et surtout plus émouvante que la première. »

Avec cette vision hallucinée du poème de Dante, l'ex-caricaturiste se révèle un maître du genre « surnaturel ». Une veine qui traverse également sa version des Contes de Perrault, parue en 1862 chez Hetzel, qui connaîtra elle aussi un immense succès.

Dans cette relecture spectaculaire du matériau original, Doré multiplie les figures effrayantes ou grotesques et approfondit l’un des motifs qui deviendra emblématique de son œuvre : la forêt. Profonde, inquiétante et mystérieuse, elle devient chez Doré (qui s’inspira de ses souvenirs d’enfance dans les Vosges) le lieu par essence du merveilleux.

Qu’il s’agisse du Chat botté, de Cendrillon, du Petit Poucet ou de La Belle au bois dormant, la force des images de Doré est telle que nombre d’entre elles deviendront indissociables, dans l’esprit des lecteurs ultérieurs, de l’œuvre de Perrault. Le Temps ne s’y trompe pas, qui écrit le 29 décembre 1861 :

« Mis à l’aise par le format gigantesque de ce missel enfantin qui lui permettait les grandes enjambées de crayon, il s’est montré plus artiste encore peut-être avec Perrault qu’avec le Dante. Le Dante s'imposait : il fallait imposer Perrault, en le prenant au sérieux ; et il y a tel de ses dessins, celui du Petit-Poucet, par exemple, monté dans son arbre, qui vous remue comme un beau Delacroix.

L’interprétation est à la hauteur du texte, aussi franche, aussi saisissante, aussi largement naïve et finement spirituelle : le vieux chef-d’œuvre, en un mot, est doublé d’un autre tout neuf, qui l’égale en le complétant. »

En 1863, Doré enchaîne avec un nouveau sommet : sa version du Don Quichotte de Cervantès, laquelle fait suite à un grand voyage en Espagne au cours duquel l'artiste a pu multiplier les croquis. Dans les colonnes du Moniteur universel, Théophile Gautier ne cache pas son émerveillement :

« C’est un don de notre temps que de supposer les civilisations disparues ou lointaines avec cette rigueur scientifique et pittoresque. À ce mérite, Doré joint celui de faire jouer librement l’effet dans des planches qui pour d’autres seraient un travail lent et pénible. »

A 31 ans seulement, Doré est alors considéré en France comme le plus grand illustrateur de son temps. Mais c’est sa version en images de la Bible, en 1866, qui va lui assurer une gloire internationale. La « Bible de Doré » s’exportera ainsi jusqu’en Russie ou aux États-Unis, où elle jouira longtemps d’un prestige incomparable.

« Ce n’est pas un livre, note Le Charivari à la sortie, c’est un monument, le plus beau peut-être que l’industrie de l’imprimerie et de la librairie aient encore élevé aux arts graphiques. »

D’autres ouvrages suivront : son étonnant reportage dessiné dans la capitale britannique de 1872, Le Paradis perdu de Milton en 1874, ou encore La Complainte du vieux marin de Coleridge en 1875. La plupart seront accueillis triomphalement par le public international, en particulier en Angleterre où une galerie à son nom fut ouverte à Londres en 1869.

Pourtant, la critique fut beaucoup moins tendre avec un autre aspect du travail de Doré – celui qui, peut-être, lui tenait le plus à cœur : la peinture. Voici par exemple ce qu’écrivait Marius Vachon dans La France en décembre 1876, à propos d’une exposition de l’artiste :

« Doué d’une imagination ardente, enfiévrée, il ne voit pas naturel. La vérité historique ainsi que l’exactitude physique lui échappent, ou plutôt il paraît n’en avoir que médiocrement souci. Il jette sur la toile ses idées avec furie, s’attachant à peine à les traduire correctement, comme s’il craignait qu’elles ne lui échappassent pendant ce temps. Cela nous explique la passion, pour ne pas dire la manie, que Gustave Doré a de peindre d’immenses toiles [...].

A tous les points de vue, ce système lui est défavorable. Il accentue ses défauts et neutralise ses qualités. »

Dans les colonnes du Voltaire, Joris-Karl Huysmans l’étrille à son tour lors de son compte-rendu du Salon de 1879 :

« Son Orphée déchiré par les femmes de Thrace est une mascarade de nudités bâclée sur une bâche de foire !

Ah ça, M. Doré va donc continuer à peindre de chic et à aggraver encore par son lâché de couleurs et de dessin l’ennui des sujets ressassés depuis des siècles ? Il faisait des illustrations funambulesques, amusantes dans le temps ; pourquoi diable se mêle-t-il de barbouiller de la toile ? »

En bon apôtre du naturalisme, Émile Zola, dans sa correspondance, parlera quant à lui du « monde menteur » de Gustave Doré...

Ce dernier, qui aborda avec ferveur la peinture de paysage et la peinture religieuse (par exemple dans son gigantesque Christ quittant le prétoire, visible au Musée d’art moderne de Strasbourg) souffrira profondément de ces critiques venues de l’intelligentsia de son temps. La différence de considération alors en vigueur entre la peinture, art « noble », et l’illustration, destinée aux masses, n’est sans doute pas étrangère au mépris dont le peintre fut l’objet.

Lorsqu’il meurt d’une attaque d’angine de poitrine à 51 ans, le 23 janvier 1883, toute la presse rend néanmoins hommage à l’artiste disparu prématurément. Le Monde illustré publie son portrait en Une et écrit, sous la plume de son directeur Paul Dalloz :

« Il vivait triple, comme tous les génies.

Ils brûlent l'existence, semblables à ces plantes de serre chaude qui rendent en fleurs éclatantes les surchauffements qu'elles subissent. Gustave Doré était un artiste dans la plus large acception du mot ; plus que cela : il était le Victor Hugo du crayon, de la palette et de l'ébauchoir [...].

Tous connaissent les œuvres de l'artiste, plein de passé, plein de présent, plein d'avenir ; moi, je savais plus et mieux que sa gloire ; je savais son grand cœur. »

Parfois inconsciente, l’influence de Gustave Doré sera considérable dans des genres comme la bande dessinée ou la littérature de fantasy. Mais aussi dans un art qu’il n’avait pas eu le temps de connaître : le cinéma.

Des forêts du King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack aux paysages fantastiques du Seigneur des anneaux de Peter Jackson, en passant par les décors féériques de La Belle et la Bête de Cocteau, ses images servirent en effet de source d’inspiration à des dizaines de metteurs en scène. Lesquels firent de Doré, selon le mot de Ray Harryhausen, « le premier directeur artistique du cinéma ». 

Pour en savoir plus :

Philippe Kaenel (dir.), Gustave Doré (1832-1883), L'imaginaire au pouvoir, Flammarion, 2014

Alix Paré et Valérie Sueur-Hermel, Fantastique Gustave Doré, Éditions du Chêne, 2021

Lauric Guillaud, La forêt gothique chez Gustave Doré, in : La forêt romantique, collection Eidôlon, Presses universitaires de Bordeaux, 2013