1892 : « Les Hauts de Hurlevent », le chef-d’œuvre d’Emily Brontë, traduit en France
Morte à seulement trente ans, Emily Brontë signa en 1847 l’un des chefs-d’œuvre de la littérature britannique, Les Hauts de Hurlevent. Traduit chez nous en 1892, le roman fascina la critique française, étonnée qu’une jeune fille ayant vécu isolée dans les landes du Yorkshire ait pu imaginer une histoire aussi sulfureuse.
Publié en Angleterre en 1847, Wuthering Heights, l’unique roman d’Emily Brontë (1818-1848) reçut d’abord un accueil mitigé de la critique britannique. Si beaucoup de journalistes louèrent la force du récit, ils furent aussi plusieurs à déplorer la « sauvagerie » et « l’égoïsme » des protagonistes.
Et en effet, dans l’histoire de la littérature anglaise, rarement la violence des passions avait été dépeinte avec autant de crudité que dans cette histoire mettant en scène le face-à-face amoureux de Catherine Earnshaw et de son frère adoptif Heathcliff.
Chronique s’étalant sur plusieurs décennies, Wuthering Heights prend place dans le Yorkshire, où Emily, fille de pasteur, cinquième enfant d’une famille de six, avait grandi en compagnie de ses sœurs Anne et Charlotte (la célèbre autrice de Jane Eyre, publié également en 1847) et de leur frère Branwell – qui inspira le personnage torturé de Heathcliff.
Un décor qui sera déterminant dans la réception ultérieure de l’œuvre. Pendant plus d’un siècle, en effet, les commentateurs se poseront la même question : comment une jeune femme morte de la tuberculose à trente ans, n’ayant pratiquement jamais quitté sa région natale ni connu aucune des passions destructrices qu’elle attribua à ses personnages, a-t-elle pu accoucher d’un tel livre ?
En France, le roman mettra 45 ans à être traduit, par le critique Théodore de Wyzema, tombé amoureux de Wuthering Heights mais aussi de la figure mystérieuse de l’autrice. Dans la Revue politique et littéraire du 15 août 1891, il présente aux lecteurs le roman d’Emily Brontë, alors totalement inconnue chez nous :
« En Angleterre, le roman d’Emily Brontë est loin d'être aussi parfaitement inconnu. C’est même un des livres dont il se vend, tous les ans, le plus grand nombre d'exemplaires et un nombre plus grand d’année en année.
Mais, si chacun l’a lu, personne n’en parle, tout au moins dans les journaux, les revues, les recueils d’essais, les histoires de la littérature.
Il semblerait que ce soit une gêne pour la réserve anglaise d’avoir à nommer en public ce livre bizarre où s’étale, décrite avec la franchise la plus ingénue, et par instants grandie jusqu’à un tragique sublime, une passion amoureuse toute frissonnante de désirs instinctifs et de sensualité. »
Le roman paraît l’année suivante sous le titre plutôt fade d’Un amant. Rapidement, les journaux français lui consacrent des articles. La plupart célèbrent le roman, mais ne cachent pas leur curiosité concernant son autrice : qui fut Emily Brontë ?
Il faut dire qu’en cette fin de XIXe siècle, alors que le monde des lettres françaises est presque entièrement fermé aux femmes, l’apparition de cette Anglaise oubliée depuis un demi-siècle a quelque chose de franchement exotique pour les critiques (masculins) qui écrivent dans la presse parisienne.
Dans La Cocarde, Maurice Kreutzberger lie indissociablement le contenu de l’œuvre à celui de la brève existence d’Emily Brontë, et évoque le succès de Wuthering Heights auprès des jeunes Anglaises :
« Ainsi, cette étrange jeune fille, cette femme forte et délicate que fut Emily Brontë trouve aujourd’hui des âmes sœurs de la sienne, qui comprennent quelles furent ses douleurs et ses joies et frémissent sur les poèmes où elle dut laisser un peu de son cœur. C’est que toujours elle fut éprise de la vérité simple, qu’elle n’eut aucun souci du roman [...].
Pauvre Emily Brontë ! Quelle vie faut-il qu’elle ait vécue pour avoir créé de pareils êtres et leur avoir soufflé une vitalité pareille, avec une éloquence aussi simple que la sienne ! »
Paul Ginisty, dans Gil Blas, compare le roman à ceux de Dostoïevski, pour la brutalité des sentiments et la « beauté sombre » qui s’y expriment, et s’interroge lui aussi sur le mystère de sa création, « cas à peu près unique » dans l’histoire littéraire :
« Où trouva-t-elle, cette innocente élevée dans un milieu triste, dans la maison d'un pasteur quinteux et à l'esprit étroit, cette force incontestable qui éclate, par moments, dans ses brûlantes peintures de la passion ?
D'où lui vint, à elle qui menait une existence timide,– entre un père avare d'affection, des sœurs disciplinées sous une règle sévère et un grand frère ivrogne qui ne passait guère au logis que pour y cuver son vin, – cette révélation de la fatalité de l'amour ? »
Dans la Revue politique et littéraire, Émile Faguet note, non sans misogynie :
« Les hommes surtout sont barbares dans son roman. Cela sent un peu la vieille fille. On devine que Miss a contre les hommes un petit réservoir d’amertume intérieure. Il ne faut pas oublier qu’Emily Brontë est née en 1818 et que ce livre a été écrit en 1847.
Mais la part faite des exagérations, et, – de compte exact nous en avons compté trois, – avec leurs causes probables, ils sont vrais, ces hommes sauvages que nous présente en toute liberté miss Emily. Ils ont des traits de dureté froide, puis de colère brusque, puis de sombre mélancolie qui ont tous les airs de la vérité. »
D’autres lecteurs de 1892 seront plus critiques. La Gazette de France écrit ainsi :
« [Emily Brontë] était douée d’un talent réel, à la fois naïf et primesautier, que l’on sent inspiré de Walter Scott avec en plus une curieuse impression de terreur. Ces qualités mises à part, j’avoue qu’Un amant ne m’a point enthousiasmé.
C’est long, filandreux, l’action languit et l’intérêt ne se soutient guère. »
Tandis que Le Mercure de France persifle :
« Emily étant morte prématurément, les dieux d'aujourd’hui l’aiment à n’en pas vouloir voir les défauts. Il faut mourir d’abord, être Anglaise ensuite ; le reste vient de soi-même [...].
Il y a un tzigane fatal, une jeune fille affolée d’amour pudique et beaucoup d'enfants. Le drame va d’une génération à l’autre. Sauvagerie sinistre d’expressions n’amenant que des faits vulgaires ; et, n’en déplaise à M. de Wyzewa, pas de perversité pour un sou. »
Il faudra attendre encore quelques années pour que se rehausse en France la place des Hauts de Hurlevent (nouvelle traduction, plus proche de l’original, du titre du roman). En novembre 1910, le célèbre critique Lucien-Alphonse Daudet écrit ainsi dans Le Siècle :
« L'auteur d'un des plus extraordinaires romans que je sache, fut une jeune fille, une douce et touchante jeune fille ; elle mourut dans sa trentième année, en 1848, peu de temps après l'apparition de son premier livre, qui devait être le dernier.
Elle s'appelait Emily Brontë, elle était là sœur de Charlotte Brontë, le fastidieux et célèbre auteur de Jane Eyre ; Emily avait du génie, Charlotte ne possédait qu'un médiocre talent, aussi leurs destinées furent-elles dissemblables [...].
La peur ! Shakespeare sut la provoquer par le fantastique, Edgard Poë par le mystère ; Emily Brontë, elle, nous fait frissonner à cette belle sensation sans aucun moyen surnaturel : la terreur qui se dégage de son livre est la mieux capable de nous étreindre puisqu'elle s'adresse à notre sensibilité et à notre imagination... »
Célébré par Virginia Woolf, William Somerset Maugham ou Georges Bataille (qui parlait des Hauts de Hurlevent comme du « plus beau roman d’amour de tous les temps ») , le génie d’Emily Brontë sera universellement reconnu au cours du XXe siècle. Le cinéma s’emparera à plusieurs reprises de Wuthering Heights, par exemple en 1939 dans une célèbre version de William Wyler, avec Laurence Olivier et Merle Oberon.
–
Pour en savoir plus :
Denise Le Dantec, Emily Brontë, une vie, Écriture, 2018
Laura El Makki, Les sœurs Brontë, Tallandier, 2017
Jacques Blondel, Emily Brontë : expérience spirituelle et création poétique, Presses universitaires de France, 1955