Les frères Grimm, chantres de l’Allemagne populaire, conteurs universels
Collectés dans toute l’Allemagne puis publiés à partir de 1812 par Jacob et Wilhelm Grimm, les Contes de l’enfance et du foyer ont peu à peu traversé les frontières germaniques pour intégrer l’imaginaire collectif occidental.
Blanche-Neige, Le Vaillant petit tailleur, Hansel et Gretel, Tom Pouce, Cendrillon, Les Musiciens de Brême, Raiponce, La Belle au bois dormant, Le Joueur de flûte de Hamelin... Les histoires qui composent le recueil des Contes de l’enfance et du foyer, paru pour la première fois en deux volumes en 1812 et 1815 avant de connaître de nombreuses éditions successives, sont aujourd’hui connues dans le monde entier.
Ces contes ont pourtant mis du temps à franchir les frontières de leur pays de publication, l’Allemagne. Le 4 août 1832 – vingt ans après la publication du premier tome –, Le Journal des débats politiques et littéraires est l’un des premiers, en France, à parler de ce recueil imaginé par Jacob et Wilhelm Grimm, traduit à partir de la traduction anglaise en 1824 sous le titre Vieux contes pour l'amusement des grands et des petits enfants. Dans le long article qui leur est consacré, le journal revient sur l’origine populaire de ces contes :
« Le mérite particulier de ce recueil, c'est de revêtir le costume naïf de plusieurs époques, c'est de reproduire les sentiments avec l'ingénuité du langage des hommes qui les ont conçus ; c'est en un mot de ne point porter la date de son siècle.
Les frères Grimm se sont bien gardés de changer la forme primitive de ces traditions populaires ; ils les ont rapportées aussi fidèlement que possible, telles qu'ils les recevaient de la bouche des conteurs, et ne les ont point parsemées de traits analogues et de souvenirs comme leurs prédécesseurs.
Ajouter des circonstances au récit, des pensées au dialogue, c'eut été courir le risque de moderniser la donnée originaire par l'imagination et par le style ; c'est ce qu'ils ont évité avec le plus grand soin. »
Ce sera l’une des constantes dans les articles qui seront consacrés au recueil des frères Grimm : folkloristes à la démarche toute scientifique, ceux-ci se seraient contentés de plaquer à l’écrit les contes oraux de leur pays natal. En 1846, lorsque le recueil est traduit en français, on lit par exemple cette présentation dans Le Droit :
« [Les frères Grimm] parcoururent ensemble l’Allemagne, dans tous les sens, se levant avec le soleil et marchant dans la rosée, écoutant les moissonneurs à l’ombre pendant la chaleur, et les gueuses à la veillée [...], partageant tour à tour la table ou le lit du pauvre et du riche, reçus partout comme des génies familiers et populaires, et payant a chaque conteur son récit, avec l’obole du pèlerin ou le sourire de l’amitié.
Quand MM. Grimm rentrèrent au logis et déposèrent le bâton de voyage, après avoir fait une ample moisson de légendes et de traditions, ils firent soigneusement un bouquet des plus fraîches et des plus parfumées et ils publièrent leur recueil sous le simple titre de Kinder und Hausmärchen. »
La vérité est plus complexe. Nés en 1785 et 1786, Jacob et Wilhelm Grimm sont à l’origine deux intellectuels, bibliothécaires puis professeurs d’université, ayant longuement travaillé sur la langue allemande et s’étant consacrés parallèlement à la collecte de contes de leur pays.
Les sources des contes qui porteront leur signature sont diverses : leur entourage direct tout d’abord, mais aussi des conteurs et surtout des conteuses comme la descendante de Huguenots Dorothea Viehmann, qui fournit aux frères Grimm une quarantaine de contes et leurs variantes.
Les deux frères puisent aussi à des sources littéraires, parmi lesquels les contes de Charles Perrault – dont les histoires étaient elles-même issues de la tradition populaire et de conteurs italiens comme Straparola ou Basile... Certains contes se retrouvent ainsi chez Perrault et chez les frères Grimm (comme Cendrillon ou Le Petit Chaperon rouge, qui connaît une fin heureuse chez ces derniers).
Sous la plume des Grimm, ces histoires subissent enfin l’influence déterminante du climat littéraire du tout début du XIXe siècle, qui est celui, empreint de fantastique et d’une étrangeté parfois angoissante, du romantisme allemand.
Leurs contes sont donc aussi le reflet d’une époque où l’Allemagne, morcelée et marquée par les défaites face aux armées napoléoniennes, se cherche des racines. Ce qui explique pourquoi les Contes de l’enfance et du foyer seront longtemps perçus en France (où ils rencontreront peu à peu un immense succès) comme une création culturelle typiquement germanique.
En 1907, dans La Revue, Jacques de Coussange rattache ainsi l’imaginaire des Grimm à celui de Wagner ou de Nietzsche, arguant que tous ces auteurs ont puisé aux même sources : les anciennes légendes germaniques.
« Quelques-uns des personnages des Grimm [...] sont les ancêtres du joyeux Siegfried de Wagner (qui les a peut-être complétés avec quelques traits pris dans Feuerbach et dans Bakounine). Il le fait remarquer à son ami Uhling dans une de ses lettres et il ajoute que ces contes d’enfants reproduisent, sous une forme naïve, des mythes très anciens et très profonds.
Nietzsche, qui était le plus fidèle des habitués de Triebschen pendant que Wagner composait Siegfried, a sans doute puisé dans ce personnage la première idée de son Surhomme ; tout se lie dans l’histoire des créations de l’imagination humaine. »
Dans les moments de forte tension entre les deux pays, la presse française ne manquera pas de se livrer à des comparaisons entre les contes français et allemands. En 1874 (quatre ans après la défaite de Sedan), La Belle au bois dormant est présentée sous forme d’opéra au Théâtre du Châtelet. Le Moniteur universel explique alors que le conte de Perrault serait une version améliorée du Blanche-Neige des frères Grimm – les deux histoires ont en commun l’épisode où l’héroïne est plongée dans profond sommeil.
« Mais la véritable origine du récit de Perrault, ignorée sans doute du conteur lui-même, est dans un vieux conte populaire allemand, recueilli par les frères Grimm, et intitulée Sneewitchen – Blanche-Neige. Il est curieux d’y voir comment les légendes se transforment d’un pays à l'autre, et se teignent d’une couleur diverse, en passant sous un autre ciel [...].
Comparez le conte de Perrault à cette vieille légende germanique, vous croirez passer d’un rayon de lune à un rayon de soleil. Comme le fantastique de l’histoire s’est éclairci et débrouillé sous l'influence du bon sens français ! »
En 1916, en pleine Première Guerre mondiale, l’intellectuel Jean Finot (par ailleurs connu pour s’être opposé vigoureusement aux théories racialistes de son temps) propose dans « La religion allemande et ses fidèles », long texte paru dans La Revue, un examen des racines culturelles du nationalisme allemand. Les frères Grimm, selon lui, auraient joué un rôle déterminant.
« L’âme allemande rejettera peu à peu les vertus chrétiennes pour s’imprégner des principes chers à Wotan et à son fils, le dieu du tonnerre.
Les frères Grimm, si populaires en France et qui furent considérés presque comme des Français, ont joué un rôle inoubliable dans cette résurrection de la barbarie. Leurs « Forêts de l’ancienne Germanie », de même que leur « Mythologie allemande », ont provoqué le pèlerinage solennel des Allemands vers les dieux disparus.
Richard Wagner n a fait que couronner leurs efforts par son Or du Rhin, les Walkyries, Siegfried et le Crépuscule des Dieux. »
Les contes de Grimm perdront néanmoins progressivement cette connotation « allemande » pour atteindre une dimension plus universelle. L'un des principaux vecteurs de cette évolution sera bien sûr le dessin animé, avec les adaptations réalisées par Walt Disney : Blanche-Neige et les sept nains en 1937, Cendrillon en 1950 et La Belle au bois dormant en 1959 (puis Raiponce en 2010). Autant d’histoires débarrassées au passage de leurs détails les plus macabres et auxquelles Disney confère une « morale » a priori absente des contes originels.
Constamment réédités, les Contes de l’enfance et du foyer continuent d’être lus par les enfants du monde entier. Même si la poignée de titres les plus connus occulte bien souvent la richesse du recueil : en comptant les diverses éditions parues de leur vivant, ce sont au total plus de 200 contes qui ont été collectés et publiés par les frères Grimm.
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Pour en savoir plus :
Pierre Péju, Fidélité et création chez les frères Grimm, in: Les Contes de fées, Le Seuil/BnF, 2001
Jack Zipes, Les Contes de fées et l'art de la subversion, Payot, 2007
François Mathieu, Jacob et Wilhelm Grimm : Il était une fois..., Éditions du Jasmin, 2003