Écho de presse

Terriens et Sélénites : rêves de voyage sur la Lune du XVIIe au XXe siècle

le 29/05/2024 par Pierre Ancery
le 06/05/2024 par Pierre Ancery - modifié le 29/05/2024

De Francis Godwin à Fritz Lang, en passant par H. G. Wells et Georges Méliès, écrivains et cinéastes se sont plu à fantasmer la Lune et ses possibles habitants, faisant souvent, par ricochet, la satire des mœurs terriennes.

Il faut remonter au IIe siècle après J.-C., avec l’auteur syrien Lucien de Samosate, pour trouver la trace de la première fiction littéraire ayant pour cadre la Lune. Dans son Histoire véritable, l’écrivain antique parodiait L’Odyssée en mettant en scène un vaisseau de cinquante marins qui, pris dans une tempête, traverse les airs et parvient jusqu’au satellite. Celui-ci, comme le découvrent les marins, est habité. Évoquant en 1856 l’ouvrage, le journal Le Siècle liste les caractéristiques des citoyens lunaires imaginés par Lucien de Samosate :

« Sur la lune il n'y a pas de femme. Ce sont les jeunes gens qui conçoivent et enfantent... par le gras de la jambe. Les habitants de la lune ne mangent pas ; ils ont soif quelquefois ; en ce cas ils cueillent les fruits de l'arbre à grêle et les avalent [...].

Les gens de la lune ôtent et s'appliquent leurs yeux comme des lunettes. Leur ventre est une sorte de poche qui s'ouvre et se ferme comme une gibecière. »

Avec l’Histoire véritable, Lucien de Samosate inaugurait un genre appelé à une longue postérité : la satire lunaire. Chez lui comme chez nombre de ses successeurs, la Lune se présente à la fois comme le double et l’envers de la Terre, et la visite chez les Sélénites (ou Séléniens), comme on surnomme ses habitants, est l’occasion de faire la critique des mœurs terriennes. 

Écrit dans les années 1620, L’Homme dans la Lune ou le voyage chimérique fait au monde de la Lune, de l’Anglais Francis Godwin, met en scène un voyage en machine volante vers une Lune utopique, sans lois, sans crimes, sans maladies, habitée par des géants. Par sa thématique, le roman peut être considéré comme l’une des premières, voire comme la toute première œuvre de science-fiction [à lire sur Gallica].

En 1657, l'écrivain Cyrano de Bergerac en reprend l’idée pour son Histoire comique des États et Empires de la Lune [à lire sur Gallica], dans laquelle les habitants de la Lune professent des idées interdites dans la France de l’époque.

Un siècle plus tard, en 1765, l’écrivaine Marie-Anne Robert publie un Voyage de Milord Céton dans les sept planètes, ou Le nouveau Mentor [à lire sur Gallica],  dans lequel elle décrit un voyage à travers les planètes du système solaire (encore une fois, toutes habitées). L’occasion pour l’autrice de caricaturer certains traits de l’humanité et de mettre en scène des thèmes féministes particulièrement novateurs pour l’époque.

Faisant la recension du roman en juin 1765, le Mercure de France raconte le séjour de l’héroïne, Monime, parmi les habitants de la Lune :

« Ce sont en général des hommes vains, légers, superficiels, passionnés pour tout ce qui porte l’empreinte de la nouveauté ; malgré leur légèreté, leur vie est aussi uniforme que le soleil : le matin chez la Reine, ou dans l’antichambre d’un Vizir, le reste de la journée à table, au jeu, aux promenades, aux spectacles ; le jour se termine en débauche dans leurs petites mains.

Imitateurs serviles de ceux qui les gouvernent, ils s’honorent de leurs vices comme de leurs vertus. Vrais automates, dont la frivolité seule conduit le ressort. »

En 1786, le voyage sur la Lune du baron de Münchhausen, dans l’œuvre éponyme de Gottfried August Bürger [à lire sur Gallica], a lieu à la faveur d’un ouragan qui emporte son vaisseau. Les Sélénites que le voyageur y découvre appartiennent tous au même sexe et ont les yeux au bout du nez : pour s’endormir, ils doivent les couvrir avec la  langue... Quant à leur destin social, il est décidé à la naissance.

« Avant qu’ils viennent au monde, leur esprit a déjà reçu une destination déterminée par la nature. D’une écorce sort un soldat, d’une autre un philosophe, d’une troisième un théologien, d’une quatrième un jurisconsulte, d’une cinquième un fermier, d’une sixième un paysan [...].

La difficulté consiste à juger avec certitude ce que contient l’écorce. »

Au XIXe siècle a pourtant lieu un basculement dans la façon d’envisager la vie sur la Lune : jusqu’ici prérogative de la fiction littéraire, la question se voit désormais saisie aussi par la science.

Dans les années 1820, l’'astronome allemand Franz von Paula Gruithuisen annonce qu’il a découvert grâce à son télescope une « cité lunaire » de 25 kilomètres au nord du cratère Schröter. La prétendue révélation est vite infirmée (il s’agissait de chaînes de montagnes se coupant à angle droit), mais les romanciers prennent bonne note des formidables possibilités fictionnelles offertes par les progrès de l’astronomie.

Ainsi Jules Verne, parangon de cette nouvelle littérature sélénique, qui avec De la Terre à la Lune (1865) et sa suite Autour de la Lune (1869) invente quasiment le roman scientifique. Le premier opus paraît en feuilleton à l’automne 1865 dans Le Journal des débats politiques et littéraires : c’est aussitôt un triomphe.

Pour la première fois, avec l'écrivain nantais, le voyage spatial en lui-même est plus important, en tant que prouesse scientifique, que ce qu’on va trouver sur place. La Lune de Jules Verne est d’ailleurs vide de Sélénites, et les personnages d’Autour de la Lune, projetés jusqu’au satellite par un canon, n’y posent pas le pied.

Les commentaires parus dans la presse, comme ici dans Le Constitutionnel du 11 juin 1886, se concentrent sur le réalisme du récit, avec une question récurrente : les conditions du voyage de ses personnages sont-elles plausibles ?

« [...] On en vient à regarder comme choses très possibles les plus grandes hardiesses du romancier. Ainsi, il paraît quasi vraisemblable qu'un canon-monstre lance de la terre à la lune un projectile chargé de trois voyageurs.

Au fait, pourquoi pas ? Le canon existe, c'est la méthode scientifique ; le projectile existe également, c'est l'esprit humain ; quelques découvertes de plus fourniront la poudre [...] Après tous les progrès dont notre siècle a déjà été le témoin, serait-il si déraisonnable d'espérer que cinq ou six générations de savants soient capables d'y parvenir ? »

Le récit de Jules Verne inspirera de nombreux artistes dans des domaines parfois éloignés de la littérature. Offenbach créée en 1875 un opéra-féérie à succès intitulé Voyage dans la Lune : l’œuvre mêle motifs verniens (le voyage a lieu dans un obus tiré par un gigantesque canon) et fantasy lunaire plus conventionnelle (les Sélénites ignorent l’amour, choisissent leur roi en fonction de sa corpulence, etc.).

Le cinéaste Georges Méliès, qui réalise le célèbre Voyage dans la Lune en 1902, s’inspire lui aussi lointainement de Jules Verne et intègre dans son film des éléments de merveilleux (là encore, on trouve sur la Lune des Sélénites avec un roi, des villes...). L’Ouest-Eclair note alors : 

« Ce Voyage dans la Lune est véritablement extraordinaire. L’on voit en quelques minutes tout le roman de Jules Verne. L’obus gigantesque des astronomes arriver dans l’œil de la Lune - elle a un œil ! - et les audacieux savants aux prises avec les Sélenites, les bizarres savants de lune. Lorsque l’obus tombe dans l’eau, l’on voit pendant quelque temps un paysage sous-marin admirable. »

Méliès s’inspire aussi du Britannique H. G. Wells qui, en 1901, dans son roman Les Premiers hommes dans la Lune, mettait en scène des personnages arrivant sur le satellite à bord d’un astronef. Mais la vision qu’a Wells des Sélénites est bien différente de celle de Méliès : ce sont des sortes d’insectes intelligents, dotés d’une technologie avancée et vivant sous la surface.

Le socialiste Wells, qui avait voulu dénoncer le colonialisme européen avec les terrifiants Martiens de La Guerre des mondes, place dans Les Premiers hommes dans la Lune une intention politique qui n’échappe pas à Marcel Réjà, lequel publie en 1904, dans Le Mercure de France, un grand article sur l’écrivain : « H. G. Wells et le merveilleux scientifique ».

« Un livre bizarrement composé qui semble n’être d’abord qu’un jeu d’imagination et de logique pour aboutir à une amusante caricature de nos contemporains.

Là tout est sacrifié à un utilitarisme implacable ; la division du travail parvenue à l’extrême degré du morcellement est arrivée à produire des hommes-machines — que dis-je ? il n’y a plus là des hommes — des insectes-machines, où la pensée même se trouve mécanisée en une spécialisation à outrance ; il n’y a pas un insecte-pensée, mais un insecte-mémoire, un insecte mécanicien, chacun si bien adapté à sa spécialité qu’il n’admet rien d’autre. »

Alors qu’au même moment le savant russe Constantin Tsiolkovski pose les bases de l’exploration de l’espace à l’aide d’engins à réaction (il sera aussi l’auteur de fictions se déroulant sur la Lune), les récits de voyage lunaire entrent dans une nouvelle phase.

Le XXe siècle sera l’ère des conquêtes spatiales, mais aussi de la compétition internationale pour s’assurer la maîtrise de cet au-delà inexploré.  Dans le film La Femme sur la Lune (1929) de Fritz Lang, la Lune devient ainsi un objet de convoitise pour des puissances rivales, et l’équipage de cosmonautes qui y pose le pied se déchire autour de l’exploitation des ressources lunaires.

Quasi-prophétique, le film, scénarisé comme Metropolis par Thea von Harbou, sera médiocrement reçu par la critique française. L’idée en son cœur sera pourtant reprise en 1953 et 1954 par Hergé, dans les deux albums de Tintin Objectif Lune et On a marché sur la Lune.

Quinze ans plus tard, le succès de la mission Apollo 11 permettait aux Américains d’y marcher pour de bon : avec le premier pas d’Armstrong sur le satellite, la fiction se changeait en aventure humaine et le voyage lunaire quittait les rivages du rêve pour entrer de plein pied dans la réalité.

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Pour en savoir plus :   

Yves Hersant, La Lune, un voyage d’écrivains, in La Lune, du voyage réel aux voyages imaginaires, Éditions Beaux-Arts, 2019

Lucie Kaennel, La lune et la littérature, Miettes de lune recueillies auprès de visiteurs imaginaires, in Hermeneutische Blätter, 2009

Le roman de la Lune, textes réunis et présentés par Claude Aziza, Omnibus, 2009