Écho de presse

Lectures terrifiantes au XVIIIe siècle : Ann Radcliffe, pionnière du roman gothique

le 16/06/2024 par Pierre Ancery
le 29/05/2024 par Pierre Ancery - modifié le 16/06/2024

Autrice des Mystères d’Udolphe (1794), la Londonienne Ann Radcliffe terrorisa lecteurs et lectrices de l’ère georgienne avec ses romans à l’ambiance surnaturelle. En France, elle fut parfois regardée de haut par les commentateurs de l’époque.

Elle fut sans doute l’écrivaine britannique la plus lue de la fin du XVIIIe siècle. Née à Londres, Ann Radcliffe (1764-1823) s’illustra dans le genre gothique, un mouvement littéraire dont la naissance remonte au Château d’Otrante d’Horace Walpole (1764).

Parmi ses romans les plus fameux : Julia ou les souterrains du château de Mazzini (1790), Les Mystères de la forêt (1791), Les Mystères d’Udolphe (son ouvrage le plus connu, 1794) ou encore L’Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs (1797).

Autant de récits à l’atmosphère ténébreuse, se déroulant dans des décors de grottes, de châteaux, de forêts lugubres, et mettant régulièrement en scène une héroïne persécutée par des personnages masculins (comme le moine maléfique de L’Italien), ou par des forces en apparence surnaturelles (comme dans Les Mystères d’Udolphe où la protagoniste Émilie de Saint-Aubert, emprisonnée dans une citadelle délabrée, est témoin de phénomènes cauchemardesques).

Radcliffe mêle ainsi certains thèmes en vogue à l’époque (le goût des ruines, des paysages grandioses, des sentiments exaltés) et un sens virtuose de la terreur qui fit les délices de ses lecteurs – et de ses lectrices, encore plus nombreuses. En Angleterre, son succès est phénoménal dès ses premières publications.

En France, son œuvre est traduite et publiée dans les années post-révolutionnaires. La réception qu’en font les journaux est ambivalente. Certains saluent rapidement le talent de l’écrivaine. En 1797, Le Miroir dresse une critique élogieuse des Mystères d’Udolphe : il loue avant tout le style et l’ingéniosité de l’autrice.

« Son talent brille particulièrement dans le genre descriptif, et dans l’art de créer des événements merveilleux [...]. Il est impossible de quitter ce roman quand on en a commencé la lecture. »

Le Mercure français, qui livre en juillet 1797 un très long compte-rendu de L’Italien, semble avoir surtout goûté la charge anti-catholique contenue dans le roman à travers le personnage du prêtre pervers :  

« Grâces soient rendues à madame Radcliffe , pour nous avoir retracé, avec des couleurs si vives et si frappantes, une partie des crimes de ce règne des prêtres, qui ne fait pas seulement verser à grands flots le sang des nations [...], mais qui poursuit l’homme dans tous les détails de la vie particulière, l'environne de fantômes cruels, porte le désordre et le malheur dans l’intérieur des familles, corrompt tous les cœurs en égarant les imaginations. »

Mais les romans de l’écrivaine sont aussi, avec le temps, l’objet de critiques de moins en moins favorables : la « formule » Radcliffe, qui connaît un succès considérable en France, agace parfois. D’autant qu’elle suscite d’innombrables imitations. Le Mercure de France le note en 1799 :

« Anne Radcliffe a ajouté à la romancie un nouveau moyen d’émouvoir et d’intéresser, celui d’amener au plaisir par la terreur. Elle a réussi ; dès lors elle devait s’attendre à beaucoup d’imitateurs. »

On parlera même de « radcliffades » pour désigner ces ersatz. Cet engouement généralisé aura pour effet de lasser beaucoup de critiques, dont certains n’hésitent pas à englober dans un même mépris l’originale et les copies. En 1801, un chroniqueur du Courrier des spectacles raille ainsi gentiment la recette radcliffienne en faisant mine de donner des conseils à l'auteur d'un roman pastoral :

« Dans un siècle où les hommes vivent comme des loups, croyez-vous qu’ils aiment les bergers ? Prenez les noirs pinceaux de Radcliffe ; n’écoutez pas les critiques qu’on a faites de ses peintures hideuses ; dérobez une étincelle à sa lampe sépulcrale, que votre imagination s’y allume ; promenez votre lecteur de souterrain en souterrain, semez la route de fantômes ; quand l'honneur n’est plus qu’un vain mot, les cavernes et leurs habitants peuvent encore nous intéresser. »

Un certain « Spectronini » (en réalité l'écrivain Louis-François-Marie Bellin de La Liborlière) fait même paraître en 1799 une parodie en deux volumes des romans de Radcliffe, sobrement intitulée La Nuit anglaise, ou les Aventures jadis un peu extraordinaires, mais aujourd’hui toutes simples et fort communes de M. Dabaud, marchand de la rue Saint-Honoré, ouvrage qui se trouve partout où il y a des souterrains, des moines, des bandits et une tour de l’Ouest...

En 1808, La Gazette de France s’en prend à l’autrice des Mystères d’Udolphe dans un article assassin, comparant les écrivaines françaises et leurs homologues d’outre-Manche, ces dernières étant jugées autrement moins respectables que les premières par le chroniqueur...

« [Les dames anglaises] dédaignent ce goût pur et délicat qui nous donne le sentiment des convenances, qui nous apprend à voir les objets comme ils doivent être vus, à ne rien exagérer et à mettre tout à sa place.

Ce n’est pas assez pour elles de ces douces émotions du cœur qu'un récit touchant et animé fait naître ; elles croiraient leur style faible et décoloré, s’il était simple et naturel ; il leur faut des peintures capables d’ébranler l’imagination et de faire mourir les gens de peur ; elles chargent leurs tableaux de figures horribles ; elles ne montrent que des spectres, des fantômes et des revenants [...].

Quelle différence de ces productions monstrueuses qu’une déplorable anglomanie accrédita longtemps parmi nous, à ces ouvrages charmants sortis de la plume de Mme de La Fayette ! »

Lorsqu’en mars 1809, les gazettes annoncent à tort la mort d’Ann Radcliffe, La Gazette de France lui rend hommage. Preuve de la « faute de goût » que représente désormais le fait d’apprécier ses livres, l’auteur de l’article doit longuement se justifier pour clamer son admiration envers l’écrivaine, qu’il compare à Shakespeare (lequel ne jouissait pas encore, en France, de sa réputation actuelle).

« Ceux qui ne verraient dans Shakespeare que des sorcelleries et de mauvais jeux de mots, ne lui rendraient sûrement pas justice [...]. Ceux qui ne veulent voir chez Mme Radcliffe que des apparitions et des souterrains, ne croient pas plus justes.

Il y a chez elle des caractères d’une vérité frappante, et qui doivent être admirés, abstraction faite de tout ce qui tient au genre que l’écrivain aime à traiter de préférence [...].

Bien des gens partagent mon opinion ; mais, pour l’honneur du goût , ils se garderont bien de l’avouer. Cette sorte de dissimulation, ou pour trancher le mot, de mauvaise foi, est dans les arts et la littérature bien plus commune qu’on ne le pourrait croire. »

Mais l’étoile d’Ann Radcliffe commence à pâlir : en juin 1810, La Gazette de France note que « Mme Radcliffe a déjà perdu beaucoup de son admiration en Angleterre, et je crois qu’elle en a perdu davantage eu France, où nous commençons à être rassurés contre les apparitions des fantômes et toutes les horreurs romanesques dont elle nous a effrayés avec succès pendant plusieurs années ».

Lucide, Le Mercure de France relève en janvier 1816, une des caractéristiques des romans d’Ann Radcliffe qui lui vaudra d’être jugée dépassée par certains : ses romans refusent le surnaturel.

« Il faut convenir qu’elle n’est pas également heureuse dans la manière de terminer ces longs et noirs récits.

L’explication qu’elle essaye ordinairement de donner de toutes ces apparitions fantasmagoriques, n’est rien moins que satisfaisante ; ses dénouements sont une espèce de mystification pour le lecteur, qui ne peut se défendre d’un certain sentiment de honte, en voyant à la fin du roman que tous ces mystères, tous ces prodiges dont ses yeux sont encore effrayés, n’étaient que de pures illusions. »

En effet, Radcliffe se borne à toujours donner aux événements effrayants qu’elle décrit une explication rationnelle, contrairement par exemple à son contemporain Matthew Lewis, l’auteur du chef-d’œuvre gothique Le Moine, et aux nouvelles générations d’écrivains qui, de E.T.A. Hoffmann à Edgar Allan Poe, ne tarderont pas à donner au genre fantastique ses lettres de noblesse.

En 1817, le roman posthume de Jane Austen L’Abbaye de Northanger (écrit en 1798-1799) livre un hommage parodique aux romans gothiques en vogue à la toute fin du XVIIIe siècle : les références à Radcliffe sont nombreuses.

Lorsque l’autrice des Mystères de la forêt meurt (pour de vrai, cette fois) en 1823, les articles dans la presse française sont peu nombreux à lui rendre hommage. La Quotidienne rappelle sobrement que ses romans « ont été traduits dans toutes les langues de l’Europe ». A l’occasion du centenaire de sa mort, en 1923, Le Mercure de France citera le commentaire de l’écrivain Rémy de Gourmont sur l’engouement que la Britannique avait jadis suscité :

« Il y eut, sous la Révolution et sous l’Empire, une telle trépidation, puis un tel abrutissement que les drogues les plus violentes furent nécessaires.

Les écrivains français ne semblèrent pas à la démocratie nouvelle assez insensés. Ou alla chercher en Angleterre Anne Radcliffe et on s’enivra aux Mystères du Château d'Udolphe, au Confessionnal des pénitents noirs, romans qui sont des modèles parfaits à la fois de folie sanguinaire et de frénésie anti-catholique. »

A noter que, même si elle fut souvent décriée pour ses effets littéraires devenus des clichés, Ann Radcliffe eut, de son vivant et dans les décennies suivant sa mort, de prestigieux admirateurs.

Dostoïevski enfant, fut durablement impressionné par ses récits. Matthew Lewis, Mary Shelley, Walter Scott, le marquis de Sade, Balzac ou Victor Hugo s’inspirèrent de son œuvre. Charlotte et Emily Brontë s’inscrivirent elles aussi dans sa filiation. La critique féministe anglo-saxonne, en outre, a depuis insisté sur la puissance des protagonistes radcliffiennes, héroïnes à la fois persécutées et courageuses, en butte à l’oppression patriarcale, mais parvenant toujours à triompher de leurs adversaires.

Pour en savoir plus :

Maurice Lévy, Le roman « gothique » anglais, 1764-1824, Albin Michel, 2015

Dale Townshend et Angela Wright, Ann Radcliffe, Romanticism and the Gothic (en anglais), Cambridge University Press, 2014

Diana Wallace et Andrew Smith, The Female Gothic : New Directions (en anglais), Palgrave Macmillan, 2009