Sortie en salle de « Megalopolis » : délicieuse aberration
Génial et consternant à égale mesure, mû par le besoin impérieux de rester en mouvement pour ne pas s’écraser au sol et ne rien céder au temps qui passe, le grand retour de Francis Ford Coppola se nourrit à une multiplicité d’influences et aux démons de l’époque, pour livrer une ode quitte et double à la création.
Tout le projet Megalopolis peut se résumer à une scène d’exposition en début de film. Le maire de New Rome Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito) et le responsable de l’urbanisme Cesar Catilina (Adam Driver) expriment leurs antagonismes lors d’une réunion publique. Ils débattent avec fougue, dans de grandes répliques et de grands mouvements. Rien de plus classique en apparence, si ce n’est que les deux hommes, leur cour, la presse et les autres témoins amusés se massent sur des échafaudages instables en surplomb d’une maquette. Et tout ce beau monde semble sur le point de chuter en contre-bas en permanence, au diapason de la direction artistique, du montage, d’un jeu d’acteur outrancier comme rarement.
Les répliques pompeuses et remarques fielleuses fusent, les idéologies s’opposent dans une joute improvisée. Un ballet à l’élégance contre-intuitive finit par se dessiner dans le chaos ambiant, une porte s’ouvre sur un mystère suspendu (« Cesar a-t-il tué sa femme ? »), d’autres battent à la volée pour laisser défiler des personnages secondaires toujours plus grotesques. Megalopolis n’a peur ni de la radicalité esthétique, ni de la littéralité d’en appeler au décorum antique pour surligner les travers de l’époque, encore moins d’une candeur absolue plaçant l’amour et la création au sommet de tout, au détriment de tout le reste.
Dès les premières descriptions du projet, la figure de proue de l’architecte génial comme force motrice narrative évoquait fatalement le roman La Source Vive d’Ayn Rand, adapté au cinéma par King Vidor avec Le Rebelle. Les soupçons se confirment dans l’écriture exaltée du personnage de Cesar Catilina, dont le parcours va également piocher dans l’autre œuvre maîtresse de la grande gourou de la pensée libertarienne, Atlas Shrugged – La Grève, en français. Il y a cette même conviction totale dans l’accomplissement d’une vision, la même déconsidération pour l’immobilisme politique, la même hostilité franche pour les nécessiteux et la foule.
Comme dans Atlas Shrugged, le visionnaire invente un nouveau matériau de construction, que ses ennemis vont qualifier de « dangereux » pour lui nuire, alors qu’il peut, qu’il doit révolutionner notre rapport au monde.
Coppola va jusqu’à abattre un satellite soviétique hors de service sur la ville, pour que l’utopie de son héros puisse prendre forme sur les ruines laissées dans son sillage. Les harangues de la foule sur les questions d’injustices sociales ne sont que des manipulations politiciennes qui ne mèneront nulle part, car seule compte la sincérité épidermique de Catilina quant à son projet pour la cité du futur. Certes, bonnes gens, vos logements sont détruits et vous n’avez rien à manger, mais Cesar aime la fille du maire et va construire quelque chose de beau, n’est-ce pas là l’essentiel ?
A contrario des terrifiants personnages d’Ayn Rand, uniquement mus par l’accomplissement dans le travail, le travail et encore le travail, le couple au centre de Megalopolis s’autorise quelques démons nocturnes, des pertes de productivité au profit de la bagatelle et de la vie de famille. Francis Ford Coppola retient avant tout des écrits de la transfuge russe ce que les adolescents et les neocons en fantasment : une forme d’idéal romancé, l’exacerbation du génie dans la liberté et dans la maîtrise du temps. Cette foi aveugle confinant à la naïveté a raison de l’équilibre global du film, condamné à un happy end absurde et précipité pour conforter ses partis pris.
Au-delà de cette note finale décevante, d’un fond à tout le moins discutable, il faut reconnaître à Megalopolis une forme galvanisante, raccord avec son discours de la plus étonnante façon. Le précédent « grand retour de Coppola », à la fin des années 2000, s’était opéré via trois films d’auteur (L’Homme Sans Âge, Tetro et Twixt) à l’écriture sèche, à la forme incroyablement maîtrisée, souvent somptueuse, enrobée d’une froideur assez glaciale. Megalopolis se situe à la fois dans leur strict prolongement (il en reprend même de splendides idées) et à leur opposé le plus éloigné.
Coppola déploie un récit foutraque, pressé d’avancer à la scène suivante au gré d’idées de montages, de jeux sur les textures visuelles, les lumières, les échelles et perspectives. Les deux heures et quart passent à toute allure, un heurt tonal n’a pas le temps de se figer en mémoire que le voilà chassé par une image magnifique, puis par sa destruction à l’aide d’une réplique pas possible, certes, mais assenée superbement. L'œuvre ne craint ni le trop-plein ni la précipitation, elle s’en nourrit avec un appétit d’ogre. L’incrédulité et la jubilation devant un spectacle libéré de toute contrainte y croisent le fer en permanence.
Depuis l’an dernier, les salles obscures sont traversées d’un souffle aussi puissant que mortifère. Steven Spielberg avec The Fabelmans, Martin Scorsese avec Killers of the Flower Moon, Kevin Costner avec Horizon, les grands maîtres américains tirent leur révérence avec des films-somme pratiquant volontiers la mise en abyme de leurs motifs comme de leur auteur. Megalopolis braconne sur ce terrain, mais avec des armes et des moyens inédits. Sa caméra kaléidoscopique embrasse toute l’Histoire humaine et artistique des 3 000 dernières années, dans un geste relevant à la fois de la fuite en avant et de la foi éperdue en un avenir sous le signe de la créativité.
Un film de boomer et d’adolescent romantique, de bobo et de réac, un film venu de plusieurs époques à la fois, et en même temps complètement 2024.